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généralement utilisé le terrain tel qu’ils le rencontraient. Des déblais et des remblais n’ont que rarement précédé l’établissement du massif ; c’est ce dont M. de Matty de Latour s’est assuré en faisant opérer de nombreuses tranchées sur divers tronçons de voies romaines. Sur la voie antique de Besançon à Langres, il n’a pas pratiqué moins de trois cents coupures. Chose digne de remarque, il est ressorti des études de cet ingénieur que le mode d’empierrement lié par des matières d’agrégation et la fondation en béton proposés de nos jours comme une invention nouvelle étaient déjà connus des Romains.

Toutefois on ne doit point oublier, pour ne pas prêter à ces résultats des conséquences trop générales, que les voies antiques ne se présentent plus aujourd’hui que dans l’état où les avaient fait passer les grossières réparations du moyen âge. La décadence de l’art de l’ingénieur dut faire chercher à simplifier un mode de construction beaucoup trop savant pour nos ancêtres. La chaussée proprement dite, ce que les Romains appelaient l’agger, pavé de pierres assujetties avec du ciment, reposant sur plusieurs couches de décombres et légèrement élevé au centre, comme on peut le voir à l’ancienne via Sacra près Rome, s’usa peu à peu et ne fut plus refaite ; il y a deux cents ans, quelques-uns de ces pavages antiques subsistaient encore en France. L. Guichardin parle avec admiration de la voie romaine allant de Paris à Tongres, et qui était au XVIe siècle pavée de larges dalles. Le célèbre antiquaire portugais André Resend dit avoir vu dans le midi de la France les restes d’une voie pavée avec une profusion presque insensée de pierres équarries à la règle et au marteau. Quadratîs saxis pene insana profusione, écrit-il.

Les investigations de M. de Matty de Latour prouvent d’autre part que les Romains n’avaient pas à beaucoup près été aussi esclaves de la ligne droite qu’on était enclin à le supposer. En cela on s’était également trop guidé sur la voie Appienne qui, de Rome à Terracine, dans une longueur d’environ 60 milles, ne s’infléchit qu’en deux endroits. L’ingénieur français a reconnu dans les voies de la Gaule des déviations défectueuses et des courbes qu’il eût été facile d’éviter. Même exagération à l’égard de la largeur, qui était loin d’égaler celle de la voie Appienne, dont l’ouverture est de 13 à 15 pieds et qui en atteint quelquefois 26. Pour la majorité des voies établies par les Romains dans la Gaule, la largeur ne dépassait jamais 8 mètres ; elle était d’ordinaire bien moindre. C’est que la circulation n’était pas à beaucoup près, dans notre pays, ce qu’elle devait être aux abords de Rome, où affluaient tant d’étrangers et de marchandises.