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UN ESSAI DE ROMAN NATIONAL.

présentes à toutes les mémoires, l’abnégation du soldat restait toute militaire ; elle s’exerçait au nom de la discipline et du devoir. Le sentiment de l’humanité et de la justice ne dépassait pas le domaine des idées générales, cher à cet esprit délicat qui fut le Vauvenargues de la poésie.

Donc, au risque d’être accusé de malice en nommant Voltaire, Lamennais et Alfred de Vigny avant de passer à MM. Erckmann-Chatrian, on peut leur accorder le mérite d’une originalité relative, pourvu qu’on ajoute que c’est par la vérité locale qu’ils sont arrivés au sens national, distinction essentielle qui nous aidera à rétablir les proportions et les mesures. Ces deux mots, qui pour eux expriment la même idée, ne seraient pas acceptés partout comme synonymes et en lisant certaines pages de ces romans nationaux nous avions presque envie de parodier la charmante boutade d’Alfred de Musset :

 « Le cœur humain de qui ? le cœur humain de quoi ? »


National ! aurions-nous dit volontiers : national de qui ? national de quoi ? Les ouvrages de MM. Erckmann-Chatrian sont à peu près le contraire de ce qu’eût été un roman national sous M. de Villèle ou sous M. Guizot. On ne saurait pourtant les accuser d’avoir fait une seule concession de détail à l’esprit de réaction qui essaya d’obscurcir cette légende de gloire meurtrière, et qui, — grave sujet de réflexion pour les romanciers nationaux, — fut un moment secondée par le sentiment populaire. Ils se sont même, sur ce point, si vivement expliqués, qu’ils semblent en maint endroit perdre de vue leur idée favorite, et qu’ils oublient leur rôle d’amis de la paix pour redevenir ennemis de la restauration, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. N’importe ! ce qu’ont voulu les auteurs du Conscrit de 1813 et, du Fou Yégof, c’est combiner de leur mieux le patriotisme avec la haine de la guerre : ils l’ont prise à son point de départ et à son point d’arrivée, aux premiers chagrins qu’elle éveille et aux derniers malheurs qu’elle cause ; ils ont décrit les larmes de l’adieu, les horreurs de la bataille et les émotions du retour. Par une fiction très simple, et qui dans des récits d’un autre genre ressemblerait à une gaucherie, ils ont cédé la parole à ceux-là mêmes qui devaient personnifier leur idée. Ce récit à la première personne, si usé, si maladroit quand il s’agit d’aventures que le romancier pourrait retracer ou analyser lui-même, devient ici une habileté. Il affirme avec plus de force le quœque ipse misrrima vidi ; il permet une foule de réflexions qui, écrites après coup et de sang-froid, seraient traitées de naïvetés oiseuses ou de vérités trop vraies, et qui sur le terrain même, jaillissant avec les événemens, suggérées au personnage par tout ce qu’il souffre et tout ce qu’il voit, semblent les commentaires naturels de cette narration poignante.

En laissant parler le héros ou le témoin de leurs histoires, MM. Erckmann-Chatrian s’assuraient aussi le bénéfice de cette couleur locale qui leur a rendu de si grand services, et sans laquelle, encore une fois, ils