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UN ESSAI DE ROMAN NATIONAL.

digalité de noms à désinence tudesque, cette profusion de petits détails ayant tous le goût du terroir, cette consommation effrayante de lard et de choucroute, produisent un singulier effet sur les lecteurs qui ne sont pas de la paroisse. On s’y accoutume pourtant ; on se laisse gagner à cet air de vérité locale, et l’on comprend à quel point ces récits doivent sembler nationaux dans le pays même dont ils décrivent si exactement les sites, les mœurs et les figures. Ce n’est pas tout encore : ces provinces étaient les seules, en France du moins, où le genre fantastique, le sentiment national et l’effet pittoresque eussent la bonne chance de s’associer intimement et de se fondre. MM. Erckmann-Chatrian, on le sait, se sont révélés au public par des contes fantastiques, et le fantastique reparaît, dans le Fou Yégof, au milieu des réalités de l’invasion. Peut-être est-ce encore les offenser ou les amoindrir que de traiter ce fantastique sans plus de cérémonie et de ne pas y découvrir tout un commentaire de la chanson des Gaulois et des Francs, tout un plan de philosophie humanitaire et de métempsycose druidique ; mais ce sont là de bien grands mots pour de petits contes. Ce qui est positif, c’est que plusieurs de ces récits s’emparaient vivement de l’imagination. Pourquoi ? Parce qu’ils avaient la saveur germanique et la physionomie populaire : le peuple leur servait de rhapsode, et ils s’encadraient dans des pays dont l’aspect, le climat, les usages se prêtent au surnaturel, et rendent le merveilleux vraisemblable. Ainsi chez MM. Erckmann-Chatrian l’essai fantastique et l’essai de roman national devaient offrir ce trait de ressemblance, que tous deux s’affirment en se localisant, et que, dans ce cadre heureusement choisi, on accepte ce qui serait contesté ailleurs.

Cette alliance entre deux ordres d’idées et de souvenirs qui semblent si différens, nous la trouvons en germe dans la Maison forestière, publication de date plus récente que les romans nationaux, mais qui, dans le fait, pourrait leur servir de frontispice et de prologue. Dans ce livre, où la guerre n’apparaît que comme un point noir dans le lointain d’un rêve, les auteurs nous mettent en présence d’une autre époque d’oppression, d’un autre genre de monstruosités. Ces mots du vieux garde forestier Frantz Honeck rentrent dans la gamme des récits qui ont précédé la Maison forestière : « À vingt-deux ans, je faisais ma première campagne contre Custine ; d’un seul trait, il nous passa sur le ventre et tomba sur Mayence. On nous envoya Hoche, Kléber et Marceau, et finalement on nous mit en quatre départemens, et nous partîmes tous ensemble, bras dessus, bras dessous, conquérir l’Italie. Nous étions devenus Français sans savoir comment ni pourquoi. » Ainsi les premiers souvenirs du vieux Frantz sont contemporains des événemens et des personnages que nous retrouvons dans Madame Thérèse ; ils expliquent la transformation singulière qui donna pour recrues à la révolution et à la France ces populations de Pirmasens, du Rothalps, d’Anstatt, de Kaiserslautern, des Vosges allemandes, averties par un secret instinct que, dans cette première période, la que-