Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/238

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
234
REVUE DES DEUX MONDES.

Il n’est pas toujours héroïque ; il est toujours vrai dans ses alternatives de faiblesse et d’intrépidité, d’attendrissement et d’ardeur guerrière ; il obéit à ses chefs qui lui crient : « En avant ! » — et en même temps il tourne la tête en arrière, vers cette pauvre maison où il ne demandait qu’à vivre paisible et où il a laissé toute son espérance ou tout son bonheur. On suit, dans cette âme naïve, le va-et-vient des sentimens naturels et de la grâce d’état, suivant qu’il se débat contre le malheur d’être soldat malgré lui ou qu’il se laisse étourdir par ce bruit, enflammer par cet air en feu : ce n’est plus la représentation du courage militaire théâtral, personnifié dans un type de convention ; c’est un enfant de la grande famille humaine qui ressent profondément une iniquité tout en s’acquittant d’un devoir, l’humble et populaire traduction du célèbre passage des Paroles d’un croyant : « jeune soldat, où vas-tu ? »

Quant au roman en lui-même, il varie peu dans ces divers récits, et il n’a pas exigé de grands frais d’invention : un docteur sentimental épousant la cantinière blessée qu’il a sauvée et guérie ; un jeune artisan forcé de se séparer de la jeune fille qu’il allait épouser, puis de la jeune femme qui va lui donner un enfant ; une fiancée attendant son futur mari retenu sous les drapeaux et se préparant elle-même à ne pas rester inactive pendant que son village se soulève contre l’invasion, voilà à quoi se réduit, dans ces ouvrages, l’intrigue romanesque. À ce point de vue, toute proportion gardée entre l’idéal chevaleresque et la réalité populaire, Thérèse, Catherine, Louise, seraient de dignes sœurs des héroïnes de Walter Scott et de Cooper ; elles pourraient prendre rang à côté d’Edith, de Diana, de Rebecca, de Jeanie Deans, de Cora, d’Alice, de ces chastes jeunes filles pour lesquelles tout se réduit à savoir si leur amant restera digne d’elles, si les événemens et la volonté divine les sépareront de leur fiancé ou leur permettront de s’unir à lui. Le roman, après bien des excès et des aventures, revient ainsi à sa plus simple expression, et passe même d’un extrême à l’autre. Il n’en est pas moins honorable pour MM. Erckmann-Chatrian d’avoir, en reléguant l’amour romanesque à un rôle aussi secondaire, réussi à intéresser des lecteurs blasés par les emportemens de la passion ou les raffinemens de l’analyse. Et d’autre part, quoi qu’on puisse dire de la dépravation du goût public, leur succès prouve qu’il suffit de frapper juste et de toucher à une corde sensible pour qu’à l’instant cette corde vibre et réveille des échos.

Ce succès, qu’il ne faudrait pourtant exagérer ni en largeur ni en hauteur, ne donne-t-il pas lieu à bien des réserves ? Ne porte-t-il pas avec soi des leçons et des conseils ? En montrant aux auteurs du Fou Yégof et du Conscrit de 1813i leur véritable voie, ne leur indique-t-il pas celles où les attendent d’inévitables mécomptes ? Tomber du côté où ils penchent, céder à tous les entraînemens de la littérature actuelle, — deux périls dont MM. Erckmann-Chatrian nous semblent également et volontairement me-