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ne pus cependant me résoudre à cette humiliation, d’autant plus que cette nature énergique ne donnait guère de prise au retour. Son parti était pris, il semblait même qu’il le fût d’avance, et elle ne laissa paraître ni froissement d’amour-propre, ni pitié pour elle-même, ni regret de son illusion perdue. Elle travailla comme à l’ordinaire, prodigua les mêmes soins à la famille et à moi, et il n’y eut pas sur son visage la moindre trace de larmes ou d’insomnie. Peut-être fus-je piqué, moi, de son courage ou de son indifférence. Je m’aperçus d’une chose illogique et mauvaise qui se passait en moi ; j’aurais voulu qu’elle eût un grand chagrin. Je tâchais de m’excuser de mon injustice à mes propres yeux en me disant que ce chagrin sincère et profond eût banni mes craintes et désarmé ma prudence. Étais-je dans mon droit, n’y étais-je pas ? Je ne lisais plus bien clairement dans ma conscience, tant l’amour y avait porté de trouble et soulevé de questions.

Peu de jours après avoir ainsi brûlé mes vaisseaux, je sentis un grand besoin de solitude, et l’occasion me servit. Les Morgeron avaient un procès qui durait depuis des années, et qui leur mangeait de l’argent en pure perte. Comme ils s’en tourmentaient un peu, je me fis expliquer l’affaire, et j’y trouvai une solution dont on ne s’était pas avisé encore. Pour la proposer et la faire accepter, il fallait aller à Sion. J’offris de m’y rendre, on accepta, je partis. Je restai un mois absent, occupé tout le jour des intérêts de mes amis, et me promenant seul le soir dans la montagne. Là, je recouvrai le calme qui m’avait fui, et je me crus si bien guéri de l’amour que je retournai avec joie à la Diablerette. De grands chagrins m’y attendaient.

Je trouvai Félicie si changée et si vieillie que je me demandai si l’illusion de l’amour me l’avait fait trouver jeune et belle, ou si une profonde douleur avait fait sur elle, en un mois, l’ouvrage de plusieurs années. Elle m’assura qu’elle se portait bien ; Jean me jura qu’elle n’avait pas été malade ; l’ayant vue tous les jours, il ne s’était pas aperçu qu’elle eût souffert. Tonino était absent, il avait été à Lugano recevoir la dernière bénédiction de sa mère mourante. Félicie avait gardé un tendre souvenir à cette parente charitable par qui elle avait été accueillie d ans son malheur. Je pus penser que sa mort et le chagrin de Tonino l’avaient vivement affectée, et qu’absorbée par ces chagrins de famille, elle ne songeait plus à moi ; je n’étais plus jaloux, je rougissais de l’avoir été ; je me flattais d’inspirer désormais une amitié bienfaisante et sérieuse.

Un soir, Jean me prit à part et me dit : J’ai mal rêvé cette nuit. Je ne suis pas superstitieux, je ne crois pas que les songes annon-