Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/296

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
292
REVUE DES DEUX MONDES.

vers moi et envers elle-même, pour m’apprendre qu’il ne fallait pas jouer avec son orgueil et la mettre au défi de se justifier.

Et, comme si tout devait se flétrir et s’empoisonner en nous et autour de nous, voilà que Tonino, l’objet de ses dédains affectés, se plaignait à moi, — se vantait peut-être, — de lui inspirer de la jalousie !

Il y avait des jours où je croyais voir clair dans toute cette intrigue : Tonino feignait d’aimer la Vanina pour irriter Félicie et l’attirer dans ses bras lascifs et incestueux. La Vanina elle-même se prêtait à ce jeu infâme pour plaire à son amant et contraindre ensuite Félicie à payer son silence vis-à-vis de moi. Félicie, en proie à je ne sais quel fatal vertige, était d’autant plus prête à tomber dans le piège qu’elle s’en éloignait avec terreur ou le bravait avec audace. Elle n’aimait ni moi ni Tonino. Elle était tout orgueil froissé, tout dépit contre la destinée, tout besoin de vengeance ou de réhabilitation. Il lui plaisait fort de devenir ma femme, affaire de vanité. Il lui plaisait peut-être mieux d’avoir Tonino pour esclave, affaire de sens.

Je luttais contre ce cauchemar, il me poursuivait dans mes rêves ; mais au soleil levant, si j’entendais les sons graves et purs du violon de Crémone vibrant sous la noble inspiration de Félicie, ou si je voyais passer la jeune chevrière allant aux champs avec ses yeux bleu de ciel et son grand geste harmonieux pour indiquer aux chiens de rassembler le troupeau, ou bien si Tonino, levé avant moi et par moi cherché avec angoisse, se laissait surprendre à genoux dans la litière fraîche, tandis que la Vanina tourmentait en riant, dans sa main, les touffes épaisses de la noire chevelure du jeune homme, je me reprochais ma folie, je croyais sentir un souffle pur, venu des plus pures régions de cette Arcadie, passer sur mon front brûlant, et je ne sais quelles voix légères comme des brises frémissaient à mon oreille pour rire de mes idées sombres et de mon cerveau malade.

Ma souffrance aidait à ma souffrance, et j’empirais mon mal en agissant sous l’impression de mon mal. Quand j’invitai Félicie à hâter le mariage de Tonino, ma voix tremblait sans doute, et si mes paroles ne furent pas dites d’un ton d’autorité, peut-être mes regards trahirent-ils le désir que j’avais de ne pas rencontrer de résistance. Il me sembla que Félicie frissonnait de colère ou de crainte, et qu’elle me répondait oui avec une répugnance secrète. Je lui demandai étourdiment pourquoi elle hésitait. — Je n’hésite pas, répondit-elle ; à quoi pensez-vous de me dire cela ?

Je ne pus répondre. — Vous êtes préoccupé, reprit-elle. Je mentis en donnant un autre motif, un motif quelconque à ma préoccupation.