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rai, et qui, dans de certaines conditions, peut être simplement un malheur, — a eu des conséquences si graves pour votre frère que j’aurais une mauvaise opinion de vous, si vous ne l’eussiez réparée par un repentir sérieux et une conduite rigide. À présent vous offrez, s’il en est ainsi, des garanties complètes à l’opinion, et un homme d’honneur devrait certes s’en contenter.

— Je ne veux pas me marier, reprit-elle : je ne veux pas être aimée, je ne veux pas être heureuse, je ne le dois pas. Ce que j’ai est à mon frère : un mari ne l’entendrait pas ainsi et m’empêcherait de lui tout sacrifier ; mais je veux savoir si je suis digne d’estime, comme vous le dites. Je veux vous raconter mon histoire avec plus de détails. — Va-t’en, dit-elle à Tonino, qui revenait pour lui dire que Jean dormait toujours. ]e le réveille pas, et retourne à la maisoni

— Sans vous, patronne ?

— Sans moi, j’ai à parler avec monsieur. M’entends-tu ? Dépêche-toi !

Tonino fit quelques lazzis sur l’ennui de s’en aller seul. Il voulait obtenir un sourire, et il ne l’obtint pas. Cette fois il me sembla qu’on le regardait comme un enfant, et que ce que j’avais vu ou cru voir dans les yeux étranges de Félicie ne tirait pas à conséquence.

Quand nous fûmes seuls, elle me raconta ce qui suit :

« Ma naissance est aussi singulière que ma vie. Je suis noble par ma mère, mon grand-père était comte, Tonino est baron. Notre famille est tombée dans la misère au siècle dernier à la suite des pertes de jeu de notre aïeul, le comte del Monte. Son fils Antoine fut forcé de donner des leçons de musique sous le pseudonyme de Tonio Monti. Il épousa une fille noble et ruinée comme lui, eut beaucoup d’enfans, et, réduit sur ses vieux jours à la dernière détresse, il joua du violon sur les chemins, en compagnie de sa dernière fille Luisa Monti (ma mère), qui était belle et chantait bien.

« Ce pauvre grand-père qui n’avait aucun vice, mais qui manquait d’ordre et de prévoyance, était, quand même, un digne homme et un homme excellent. Je l’ai connu, je vois encore sa belle tête triste et douce, sa longue barbe blanche, son costume antique, ses belles mains soignées, son violon dont l’archet était orné d’une agate où ses armes étaient gravées.

« Dans une de ses tournées en Lombardie, il passa la frontière, et en se rendant à Genève il dut s’arrêter quelques jours à Sion. C’est là que vivait Justin Morgeron. Paysan enrichi devenu bourgeois, propriétaire de plusieurs fermes, il vivait à la ville avec Jean son fils unique. Il avait perdu sa femme peu de temps après son ma-