Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/304

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
300
REVUE DES DEUX MONDES.

Je sentais que Tonino avait raison, mais pas plus que lui je n’aurais su dire pourquoi.

Il alla passer l’automne au Vervalt, et l’on se vit rarement. C’était le moment des grandes occupations de la campagne. On labourait les terres, on rentrait les fruits, on faisait le vin et les fromages, on se rencontrait dans la campagne avec plaisir, on se réunissait quelquefois le dimanche avec affection ; mais on ne se sentait plus nécessaires les uns aux autres, et je dois dire que je me trouvais très heureux de n’avoir personne entre ma femme et moi. C’était un esprit trop impressionnable pour prendre la vie en douceur. Les violentes émotions de sa jeunesse lui avaient laissé l’habitude de dramatiser le moindre incident et de voir un abîme ouvert dans toutes les ornières d prosaïque chemin de l’existence. Mon ascendant faisait rentrer en elle la notion de la mesure des faits ; mais c’était un soin continuel à prendre, une éducation toujours à refaire, une sérénité à ramener ou à entretenir, travail ingénieux et tendre dont je ne me lassais pas et dont elle me témoignait une reconnaissance passionnée, mais qu’il ne fallait pas laisser interrompre ou troubler par la moindre émotion venue du dehors.

Dans les commencemens, elle se créa un chagrin inattendu. Autant elle avait aspiré à la réhabilitation par le mariage avec un homme sérieux, autant elle en fut effrayée quand elle l’eut obtenue. Il lui suffisait d’un mot surpris au passage pour la mettre au désespoir : a elle est bienheureuse, Mlle Morgeron, après ce qui lui est arrivé ! » ou de la réflexion toute crue de quelque voisin : « dame ! c’est un beau mariage qu’il fait là, M. Sylvestre ! » Elle ne se vengeait pas comme moi par un sourire de pitié de l’inoffensif attentat commis sur nous par une pensée brutale ; elle s’alarmait et regimbait comme si l’offense lut tombée du ciel. — Je le vois bien, me disait-elle alors : les uns croient que la cupidité vous a rendu indulgent, j’ai beau leur dire que vous n’avez pas voulu avoir la moindre part à ma fortune, ils ne comprennent pas et ils ne croient pas ; les autres vous respectent, mais ils vous plaignent, et ma faute leur paraît d’autant plus énorme que vous me l’avez pardonnée. Ah ! j’ai été une égoïste ; je n’ai pas prévu que l’opinion ne se rendrait pas, et que vous porteriez votre part de ma honte. J’ai eu bien tort, ami, de ne pas suivre mon instinct. Savez-vous que cent fois j’ai failli vous dire : Aimez-moi et ne m’épousez pas ! Je serai votre maîtresse et votre esclave, je ne me sens pas digne d’être votre femme.

— Vous avez bien fait, lui disais-je, de ne pas me présenter cette lâche tentation. J’aurais cru que vous méjugiez capable d’y céder et que vous ne m’estimiez pas.