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LE DERNIER AMOUR.

— Vous êtes bien rigide ! quel si grand crime auriez-vous commis en me donnant votre amour sans me donner votre nom ?

— J’eusse manqué de foi envers votre frère et vous qui m’aviez accueilli comme un frère. Puis ces liaisons-là, Félicie, ont pour excuse la jeunesse, qui brise tous les freins sans en avoir conscience ; elles sont une honte pour l’homme dans la force de l’âge, surtout quand il n’y a pas d’obstacle entre lui et l’objet de sa passion.

Elle arrivait à comprendre que l’on pouvait allier la passion au devoir. Ce n’est pas sans peine qu’elle avait consenti à le comprendre.

Du reste, je l’égayais ; je venais à bout de la faire rire d’un propos de commère ou d’une maxime de paysan avare. Il est bien certain que j’avais fait des jaloux, et que Sixte More particulièrement, bien qu’il ne fût pas un méchant homme, avait glosé sur notre mariage. Qu’est-ce que cela pouvait me faire ? Je trouvais dans le témoignage de ma conscience une sérénité complète. Félicie en était jalouse et me le disait. J’avais bien de la peine à obtenir qu’elle se pardonnât le passé, et qu’elle s’estimât assez elle-même pour laisser couler l’injure ; mais je réussissais à lui faire voir le côté ridicule de la médisance et à l’empêcher d’en grossir le côté odieux.

En dépit de ces troubles passagers, nous étions heureux. Si Félicie ne réalisait pas l’idéal de sérénité et de charme intellectuel que j’avais pu rêver dans ma jeunesse, je ne le savais plus, je ne m’en souvenais pas. Il est un moment de la vie où l’on n’a plus d’exigence qu’envers soi-même. On sent le possible de la perfection, puisqu’on l’adore ; mais on en sent le difficile, puisqu’on ne l’atteint pas soi-même. Cette poursuite du beau et du bien, toujours vaine malgré de grands et sincères efforts, rend indulgent pour ceux qu’on aime. On voudrait leur épargner les écueils où l’on s’est heurté, les épines où l’on se déchire encore, et l’on se fait humble à force d’ambition, doux à force de zèle.

Certes à cette époque d’adoption paternelle d’une âme orageuse et tourmentée, j’étais meilleur que je ne l’avais jamais été, j’étais pour ainsi dire meilleur que moi-même. Quand ma compagne me disait : Je ne vous savais pas encore aussi bon que vous l’êtes, je lui répondais en toute sincérité : C’est que je n’étais pas si bon avant de vous aimer autant.

George Sand.

(La troisième partie au prochain n°.)