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LES PRÉCURSEURS ITALIENS.

d’une vie pleine de complications et de mystères. Ce qui est devenu une réalité a été longtemps un idéal vainement poursuivi, l’idéal fascinateur de la patrie italienne.

Ce n’est pas que pour ces cœurs surexcités sans cesse par leurs souvenirs et par leurs espérances cette idée de patrie et d’indépendance se soit présentée toujours sous une forme unique et invariable, sous la forme qui a définitivement triomphé. Elle est née, elle a grandi au sein de toutes les diversités locales et traditionnelles, elle s’est pliée aux fluctuations et a subi les nécessités oppressives de la politique ; elle a épuisé toutes les combinaisons et a passé par toutes les métamorphoses ; mais au-dessus de tout planait comme un éclatant mirage la pensée commune résumée dans un mot magique, — l’Italie ! L’Italie n’était point dans les faits, elle n’avait rien d’une puissance reconnue, elle vivait dans les esprits, dans les imaginations ; elle rassemblait sous son drapeau invisible et inavoué le bataillon rebelle des poètes et des penseurs. Cette idée d’une patrie commune existant indépendamment des démarcations imposées, maintenues par la politique, elle a son symbole à Florence, dans cette église de Santa-Croce à la façade de marbre d’une éblouissante blancheur, dans ce panthéon des grands morts rassemblés sous la même coupole et formant de leur cortège comme une Italie idéalement unie par la pensée, par le culte religieux des souvenirs. Elle a son expression sensible et poétiquement saisissante dans ce monument du Piémontais Alfieri sculpté par Canova et placé à côté des monumens de Dante, de Machiavel, de Galilée, de Filicaia, d’Alberti. Au-dessus du profil sévère et irrité du poète gravé sur une face du tombeau, il y a un seul personnage, c’est l’Italie debout sous la figure d’une femme superbe. Elle laisse pendre un de ses bras dans une sorte d’abandon désespéré, et de l’autre elle s’appuie sur l’urne funèbre, à demi enveloppée de son manteau, à demi penchée, comme si elle écoutait un dernier tressaillement dans ce sépulcre. Elle ne pleure pas, elle ne se lamente pas, son visage pensif respire plutôt la fierté amère et triste d’une majesté outragée. Son regard profond et fixe semble chercher quelque chose dans le vague, l’avenir sans doute, et, comme on l’a dit, cette méditation frémissante « sur le tombeau du plus acerbe ennemi de tous ceux qui furent les ennemis de l’Italie » n’éveille d’autre pensée que celle d’une éternelle revendication.

C’est dans cette église de Santa-Croce, le Westminster du génie italien, qu’on portait, il y a quelques années à peine, un homme qui pendant sa vie ne fut rien si ce n’est académicien et un peu professeur, mais qui, par l’intégrité de son âme, par l’énergique et incorruptible ardeur de sa foi a été un de ces précurseurs dont je