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parlais. S’il fallait les nommer tous, ces précurseurs, ils s’appelleraient légion ; ils formeraient le faisceau des forces morales d’une nation. Ce dernier venu dans l’illustre compagnie des morts de Santa-Croce était Giovanni-Battista Niccolini, le poète d’Antonio Foscarini, de Giovanni du Procida, d’Arnaldo da Brescia, le critique philosophe qui a écrit sur le Sublime et Michel-Ange, sur André Orgagna, sur Machiavel, sur Guicciardini, l’homme le moins fait pour l’action, le plus libre et le plus hardi d’inspiration ; physionomie singulière, caractère original dans une vie simple, esprit passionné et mordant, nature pleine de saillies, impétueuse et sensée, âpre et sensible, mélange de patriote et de lettré studieux, type égaré dans notre temps de vieux Florentin nourri de Dante, de Machiavel, de Pétrarque !

À lire ses ouvrages, animés d’un feu secret, à suivre le vol de son inspiration, qui embrassait l’Italie, on eût dit un homme dévoré d’un irrésistible besoin d’agitation, de l’impatience de se répandre, tout au moins de ce désir d’errer et de voir que ressentent les poètes. Au contraire il ne quitta presque jamais Florence que pour quelque villa de la campagne toscane. Une seule fois il était allé jusqu’à Venise et à Milan, et il avait été obligé d’emprunter cent écus pour cette excursion de sa jeunesse. Lorsqu’il aurait peut-être aimé les voyages, il ne pouvait pas se donner ce luxe ; il avait à peine de quoi vivre. Lorsqu’il eut les ressources, il n’eut plus l’envie. Il borna l’horizon de ses vœux en laissant la liberté à son esprit : il se partagea entre sa villa, sa petite maison de la via Larga à Florence, l’intimité de quelques amis et quelques sociétés choisies auxquelles il se prêtait un peu sans se donner. Niccolini a vécu quatre-vingts ans de cette vie, fier dans sa pauvreté tant qu’il fut pauvre, modeste dans son aisance quand la fortune lui sourit, fuyant le bruit par goût, les honneurs par indépendance, échappant aux persécutions par la modération dans l’inflexibilité, et ne connaissant d’autres événemens que les aventures de ses tragédies dans cette Italie où elles allaient retentir. Ce qu’a été le poète, je me souviens de l’avoir dit autrefois ; ce qu’a été l’homme, on peut le voir dans ses Lettres, qui viennent d’être recueillies comme l’ont été celles de ses contemporains Foscolo, Leopardi, Giordani, Giusti ; on peut le voir mieux encore peut-être dans ces récits dont M. Atto Vannucci accompagne les lettres, dans ces Souvenirs qui ne sont pas seulement l’histoire morale d’un personnage considéré de l’esprit, qui font revivre une époque, une société, la société florentine au temps où la Toscane n’était encore que la Toscane avec son génie, ses goûts d’art et de littérature, ses mœurs faciles et ses traditions de liberté amorties dans une douce servitude.