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LA GUERRE EN 1866.

Rien néanmoins ne découragea les fellahs. Il n’était pas rare d’en voir s’atteler à la charrue ou au manège d’un puits à roue et faire office de bêtes de somme. Ni la famine, ni l’épizootie, ni la désastreuse expérience des machines à vapeur, ni deux inondations manquées du Nil, l’une trop forte, qui submergea et ravina les terres, l’autre trop faible, qui les laissa arides, rien ne déconcerta ces travailleurs acharnés, âpres au gain, et que les prix magiques auxquels s’était élevé le coton avaient électrisés.

Les pauvres fellahs avaient beau s’exténuer de fatigue, ils n’en étaient pas plus riches, et nous voici amenés à envisager le côté moral de cette situation, dont nous n’avons indiqué que le côté matériel. Sous l’opulence malsaine qui avait envahi l’Egypte, une véritable misère la consumait. Si le fellah gagnait beaucoup, il dépensait promptement cet argent gagné trop vite. On le voyait courir les foires : esclaves, argenterie, bijoux, meubles, dîners fins, il ne se refusait rien ; après avoir satisfait quelques fantaisies puériles et ruineuses, il se trouvait plus pauvre qu’auparavant, dans un milieu où le prix de toute chose avait quadruplé, et à la merci des usuriers. L’usure en effet n’avait pas tardé à s’abattre comme une calamité dernière sur une société où s’étaient développés d’aussi ardens appétits de lucre. Une compagnie avait essayé d’abord de constituer une banque agricole semi-indigène, qui aurait été une sorte de société de crédit mutuel et aurait prêté de l’argent aux fellahs à un taux modéré. Ce qui était arrivé pour la compagnie Lucovich se renouvela. Ismaïl-Pacha craignit que cette banque ne contribuât à faire prévaloir l’influence européenne dans le cœur du pays, et il s’opposa à cette institution, qui eût rendu les plus grands services. Le prêt libre fit bientôt monter le taux de l’intérêt jusqu’à 60 pour 100 ; le pauvre fellah s’en trouva écrasé et cessa de payer. Le gouvernement, les chancelleries passèrent plusieurs mois à chercher un remède à une situation aussi tendue. Ismaïl-Pacha en trouva un : il offrit de payer toutes les créances couvertes par de bonnes hypothèques en se substituant sans autre forme de procès au lieu et place des propriétaires. Ainsi fut fait, et les malheureux débiteurs se trouvèrent débarrassés du même coup de leur dette et de leur terre. Pour la plupart des fellahs, c’est en définitive le résultat le plus clair qui a été retiré de ces brillantes campagnes cotonnières. — L’Egypte commence à s’apercevoir qu’en faisant un rêve d’or elle a fait un mauvais rêve. Elle se réveille, elle n’a plus ni céréales, ni légumes, ni fourrages, ni bestiaux, ni pain, ni viande ; les petits propriétaires sont dépossédés ou ruinés ; voilà ce qu’a produit une spéculation enfiévrée. On en revient maintenant, on reprend la culture des céréales, des légumes ; on la re-