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M. de Lussy et moi, l’un très brun, l’autre très blond, l’un trottant menu comme une souris, l’autre haut enjambé, comme tu sais, — lui adorateur mélancolique du passé qu’il voit en beau, moi serviteur très humble de l’avenir qui sera ce qu’il pourra. Cependant de prime abord nous nous sommes pris en gré. Je crois que chacun de nous était las d’être toujours de son avis ; il nous tardait de goûter les douceurs de la contradiction. Hier nous disputâmes longtemps ; il a beaucoup lu, raisonne bien, sans s’échauffer, mais non sans une certaine émotion qui fait trembler sa voix.

Ce petit homme basané t’intéresserait, j’en suis sûr ; il a de la flamme dans le regard et un certain guingois dans l’esprit qui ne déplaît pas. C’est un mélancolique qui s’oublie et ne demande rien pour son compte ; il se plaint seulement que les affaires du monde vont tout de travers, qu’à chaque révolution le genre humain tombe de fièvre en chaud mal, que le progrès indéfini n’est qu’une illusion à perte de vue, et que nous périssons tout à la fois par nos mœurs qui se perdent, par nos croyances qui s’en vont et par les chimères qui nous dévorent. En vain je lui représentais qu’à toutes les époques les esprits chagrins ont crié à la décadence, et à ce propos je lui citais ce dit notable d’un chroniqueur du XIIIe siècle, lequel se plaignait que de son temps le monde empirait : preuve de cela, c’est que les enfans nés depuis l’année où la croix du Seigneur était tombée aux mains de Saladin n’avaient que vingt ou vingt-deux dents au lieu de trente ou trente-deux qu’avaient les enfans d’autrefois. — À ce compte, lui dis-je, combien reste-t-il de dents aux enfans d’aujourd’hui ?

Cet argument ne le toucha point. Il croit obstinément au passé ; nourri de vieilles doctrines et de vieilles chroniques, il les étudie en poète, remue toutes ces cendres avec délices, et tour à tour s’émerveille de la grandeur de ce qui fut et s’indigne du peu que nous sommes. Vraiment je ne sais si on lui rendrait service en ébranlant sa foi raisonnée dans la dégénération de notre espèce. Il y a du bonheur même dans les croyances tristes, tant l’homme a besoin de trouver où s’appuyer. N’as-tu pas observé que les plus aimables, les plus sémillans des sceptiques prennent de l’humeur en prenant de l’âge, tournent à l’aigre ? Après s’être applaudis de leur indépendance nomade, à la longue ils se fatiguent d’être toujours sur leurs pieds, en plein vent, sans feu ni lieu, et ils en viennent à se fâcher tout rouge contre les gens logés et assis.

Après ses chroniqueurs, dont il fait son épée de chevet, les écrivains préférés de M. de Lussy sont de Bonald et de Maistre. Il les appelle ses auteurs, et il m’a mis le pistolet sur la gorge pour me les faire lire. Il prétend que mon philosophisme ne tiendra pas contre la dialectique serrée de l’un, contre la verve brûlante et les