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LE GRAND ŒUVRE.

vives imaginations de l’autre. Un soir, son domestique vint déposer chez moi toute une hottée de volumes, et voilà huit jours que j’emploie à méditer la Législation primitive et les Considérations sur la France.

De Maistre ne m’était pas nouveau. Qui ne connaît les Soirées ? En revanche, je n’avais pas lu, je crois, trois lignes du vicomte. Qui se soucie encore de sa théorie de la cause, du médiateur et des effets, dont le corollaire est un pouvoir émané de Dieu, un ministère inamovible et héréditaire et des sujets qui ont droit à être gouvernés comme un enfant à être nourri ? Ces vieilleries méritent cependant d’être étudiées ; ce qui s’écrit aujourd’hui dans le même genre est de moins bon aloi et d’un coloris moins vigoureux. Sans compter qu’ils étaient des esprits supérieurs, les deux théoriciens de la réaction ont écrit sous le coup de grands événemens qui communiquaient un peu de leur grandeur à toutes les âmes. Les haines alors comme les tendresses étaient de taille à remplir le cœur ; il y avait de la passion dans l’injustice, il y avait du génie dans l’erreur ; on avait vécu dans les tempêtes, et à la faveur des éclairs on avait vu beaucoup de choses qu’éclairent assez mal nos petites lanternes sourdes. Aux petites ironies et aux superbes dégoûts qu’affectent aujourd’hui les ennemis de la révolution, je préfère des mots tels que ceux-ci :

« La révolution est le mal élevé à sa plus haute puissance.

« La révolution française est mauvaise radicalement ; c’est la pure impureté ; elle a un caractère satanique.

« La liberté, l’égalité, la fraternité ou la mort ont eu dans la révolution une grande vogue. La liberté a abouti à couvrir la France de prisons, l’égalité à multiplier les titres et les décorations, la fraternité à nous diviser ; la mort seule a réussi.

« On suppose assez souvent, par mauvaise foi ou par inattention, que le mandataire seul peut être représentant : c’est une erreur. Tous les jours dans les tribunaux l’enfant, le fou et l’absent sont représentés par des hommes qui ne tiennent leur mandat que de la loi ; or le peuple réunit éminemment ces trois qualités, car il est toujours enfant, toujours fou et toujours absent. Pourquoi donc ses tuteurs ne pourraient-ils se passer de ses mandats ? »

Voilà parler. Ces traits d’humeur sauvage, ces grands coups de boutoir me réjouissent ; j’aime les colères rouges qui flambent.

M. de Lussy est venu me voir cette après-midi, et nous causâmes de ses auteurs.

— Je les lis sans me fâcher, lui dis-je. On ne se fâche pas contre des ombres. Je conviens même qu’ils ne se sont point trompés de tout point. Et par exemple ils ont eu le mérite de sentir fort bien le vide d’un certain libéralisme, en quoi ils se sont rencontrés avec