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— C’est-à-dire que vous expliquez tout par le nez de Cléopâtre, par le grain de gravier du lord protecteur, par le champignon qui empoisonna l’empereur Charles VI, par la jatte d’eau que la duchesse de Marlborough renversa sur la robe de Mme Masham… Vieille chanson !

— Vous prenez tout de travers. Donnez-vous la peine de m’écouter. Plus j’observe les hommes, plus je me convaincs de la puissance de l’accident. Ils sont sous la main de l’événement et dépendent toujours de leurs impressions, qui dépendent de Dieu sait qui.

— Et moi, plus j’étudie les hommes, plus je me persuade que chacun porte avec soi sa fortune, et que notre étoile résiste aux accidens. Ne voyez-vous pas sans cesse les mêmes causes produire des résultats contraires ? Les sévérités outrées d’un père font, selon les cas, des chenapans ou des héros, et, quoi qu’en dise le fabuliste, donnez la même nourriture à César et à Laridon, César sera toujours César, et toujours Laridon fuira les hasards. Jean-Jacques a été laquais. On ne s’en aperçoit guère à le lire. Combien d’hommes qui ne le furent jamais passent leur vie à briguer les honneurs de la livrée !

— Tudieu, monsieur Staubborn, ne voyez-vous pas que vous me donnez gain de cause ? Eh oui ! que Laridon s’imagine un beau jour qu’il est né pour les exploits ! Cela s’est vu, cela se verra. Un cerf passe, il court le cerf ; mais si, dans la chaleur de la poursuite, il aperçoit un tournebroche, adieu la chasse, les aventures ! Son destin l’appelle, il lui répond : Me voici !… C’est un cri du cœur. Et voilà pourquoi de tout temps les Laridons servirent un maître qui leur fait tourner la broche… Raisonnons sérieusement comme deux proctors d’Oxford. Qu’est-ce donc que le caractère chez la plupart des hommes ? Voltaire la dit : des impressions dominantes, qui s’altèrent chaque jour selon qu’on a mal dormi ou mal digéré ; mais sur vingt mille hommes il s’en trouve un peut-être qui a la faculté de vouloir et de savoir ce qu’il veut. Ces volontés qui se connaissent et s’imposent sont les accidens qui gouvernent le monde. Et tenez, on a prétendu que la constitution anglaise est le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Pauvre esprit humain ! Savez-vous qui a fait ce chef-d’œuvre ? Un accident fort respectable, car il date du XIe siècle. Pourquoi les Anglais sont-ils libres ? Pensez-vous que d’un commun accord et de propos délibéré… Allez, je vous déclare que mes compatriotes sont, quand ils s’en mêlent, d’assez plats courtisans et qu’on les a vus lécher dévotement la main du maître, surtout quand le maître avait quelques taches de sang au bout des doigts. L’Angleterre est libre parce que le bâtard normand qui la conquit en 1066 avait une volonté de fer, et qu’ambitieux, cupide, dans l’intérêt du fisc il imposa ses grands vassaux comme les vilains. Point