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que sujet, selon le mot d’un vieux poète, à se fantasier le cerveau, il peut méconnaître et violer sa nature, jusqu’à ce que les conséquences de ses erreurs le fassent rentrer en lui-même.

Que sous l’empire des accidens ou sur la foi d’une illusion un peuple vienne à faire fausse route, il ne tarde pas à en être averti par une sorte de malaise, par une vague souffrance que j’appellerais la tristesse politique. Depuis quelque temps, on s’amuse à courir après la définition du bonheur ; j’en connais une qui me suffit. — L’homme heureux est celui qui s’est fait une existence conforme à son caractère, de sorte qu’il peut jouir de lui-même dans sa vie. — Faute de cette conformité nécessaire entre ses institutions et son génie natif, un peuple souffre ; en vain cherche-t-il à s’étourdir, il ne peut tromper sa fièvre ; son état est une espèce de langueur agitée qu’il est malaisé de décrire. De quoi se plaint-il ? En apparence, rien n’est changé. Les champs n’ont pas cessé de produire, la terre s’entr’ouvre sous le soc, l’épi mûrit, le foyer n’est pas mort, témoin le filet de fumée qui sort des toits ; mais le foyer est devenu muet, les champs produisent sans joie, on se surprend à rebuter ce qu’on aimait, on soupire après je ne sais quoi qui semble préférable à la vie, on prend son bonheur en dégoût, ses plaisirs en pitié : il s’est fait tout à coup comme un grand vide dans les cœurs et dans les choses. L’homme est ainsi fait : soit que par intervalles il aperçoive plus nettement le rapport qu’a l’intérêt de chacun avec la fortune de tous, soit que le besoin de se donner lui soit aussi naturel que celui de s’appartenir, à de certaines heures cet être si personnel se déprend de lui-même pour se laisser envahir par les passions générales, — et dans une société en proie à quelque désordre qui n’attaque que la chose publique sans compromettre les intérêts, on voit les hommes, devenus subitement indifférens à leur petite félicité privée, ne se soucier que de ce qui ne les touche pas ; un mal qu’ils ne sentent point, mais qu’ils imaginent, suffit pour leur rendre la vie insupportable, et, sans avoir rien perdu, ils ne jouissent plus de ce qu’ils possèdent ni d’eux-mêmes ; car chacun ne vit plus que dans le tout, chacun, atteint d’une invisible blessure, ne sent plus battre dans sa poitrine que le cœur d’un peuple qui souffre, — et la société tout entière s’émeut, travaillée par une sourde inquiétude, comme il arrive aux êtres qui, nés pour une certaine fin, se voient traversés dans leur effort. Alors il se fait une crise : tout un peuple semblait dormir ; il est debout, et personne ne l’a vu se lever.

L’inquiétude inguérissable de l’esprit humain, voilà l’âme de l’histoire et du progrès. C’est par elle que, semblables aux bêtes nobles qui vivent dans la liberté des bois, les nations s’en vont cherchant de çà, de là, ce qui leur convient, s’égarant, prenant le