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temple violée. Un cheval, tel que le visionnaire de Pathmos en voyait passer dans ses rêves, lève son pied sur la poitrine du colosse terrassé. Le guerrier céleste qui monte ce cheval est une des créations les plus sublimes du génie ; son attitude, sa figure, son geste, tout exprime une aisance fière et surhumaine dans l’action, l’éternelle jeunesse, l’inaltérable sérénité, le sourire de la force qui se connaît. C’est à peine si sa victoire lui a coûté l’effort de vouloir.

Il semble que sur les murs de cette chapelle, où préside saint Michel triomphant du dragon, le grand artiste ait voulu représenter ces facilités merveilleuses qu’ont les puissances divines dans leurs luttes avec l’homme. Chaque siècle a pour divine patronne une idée ; malheur aux Héliodores qui la combattent !… Idées immortelles et invincibles, comme vous vous jouez de l’orgueil des puissans ! Ils ne croient pas en vous, ne vous ayant pas vues descendre du ciel comme un éclair. Vous naissez dans les profondeurs de la conscience humaine, dans le sein de cette « nuit aux ailes noires que le désir rend féconde. » Filles du désir et, comme lui, silencieuses, ailées comme votre mère, vous entrez dans le monde sans bruit, et bien que vous rôdiez sans cesse autour de nous, nos yeux ne vous aperçoivent point ; nous ne savons pas voir l’invisible, ni écouter le silence ; seulement, quand Héliodore est tombé, les plus avisés d’entre nous reconnaissent à la soudaineté de cette chute les coups que vous seules savez frapper… Mais vous vous révélez au génie, et tant qu’il vous est fidèle, vous faites la garde autour de lui. Heureux ceux qui vous servent ! Vous les rendez forts parmi les hommes, vous touchez leurs lèvres du charbon sacré, vous leur mettez dans la bouche des paroles que la terre ne peut oublier. Heureux aussi celui qui vous combat par erreur, et, vous reconnaissant dans la lutte, s’écrie comme Jacob : « J’ai vu Dieu face à face ! »

Henri Heine raconte que lorsqu’il lisait Plutarque le soir, ce qui était sa plus chère habitude, il était souvent tenté de sauter à bas de son lit et d’aller prendre la poste pour devenir un grand homme. Et moi aussi j’ai plus d’une fois rêvé de devenir un grand homme, c’est une fantaisie dont je suis mal guéri. Dut-on finir par une catastrophe, se sentir durant quelques années le dépositaire des secrets d’un siècle et des destinées d’une nation, parler et se faire écouter, vouloir et se faire obéir, voilà vivre. Malheureusement je vois bien que je n’ai pas la taille et que l’étoffe me manque ; il faut me faire réformer. Si haut que saute Petit-Jean, en l’air ou par terre, ce ne sera jamais que Petit-Jean. Un jour Roland prit un capucin par la barbe et le lança à dix lieues plus loin dans un pré où il ne tomba, dit l’histoire, qu’un capucin. Ma vocation est