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elle sembla tout à coup m’avoir aperçu, et elle se retira brusquement. Je ne la vis plus.

Elle ne m’avait pas dit au juste la cause de son chagrin, et, pressentant qu’il était d’une nature délicate, je n’avais pas osé l’interroger. À quoi attribuer cette subite détresse d’une âme si fière, sinon au besoin de l’amour, trop longtemps combattu ? Je m’avisai d’une chose bien évidente, c’est que je ne lui avais pas dit un mot de ce qu’il eût fallu lui dire pour amener un épanchement qui l’eût soulagée. Je n’avais été qu’un raisonneur pédant, tandis que j’aurais dû être un paternel ami et arracher de son cœur le secret de quelque passion cachée qui la torturait. Cette passion n’avait pour objet aucune des personnes que je voyais venir à la Diablerette ; mais Félicie sortait fréquemment, elle allait vendre elle-même ses bestiaux et ses denrées, elle pouvait et devait connaître quelqu’un qui lui eût paru digne d’elle et qui ne la devinait pas, ou qui ne lui pardonnait pas le passé.

Je ne sais pourquoi j’ai toujours éprouvé une invincible répugnance pour les questions. C’est peut-être un sentiment de fierté qui m’empêche— de forcer ou de surprendre la confiance que je sens m’être due. Et puis d’un homme à une femme, quand même il y a une grande différence d’âge, il me semble que les questions sont une sorte d’atteinte à la chasteté. Je respectais Félicie, et je me disais que, si elle avait un secret à me confier, elle seule pouvait me donner le ton et la note dont je devais me servir pour lui répondre.

En résumé, cette pauvre femme qui repoussait la tendresse en éprouvait sans doute l’impérieux besoin, et je me promis d’être moins sermonneur et moins sec, si elle venait de nouveau me consulter.

Elle ne revint pas, et je ne sais pourquoi je m’abstins, pendant huit autres jours, de descendre à l’habitation. Je n’avais pas de raisons pour y aller chercher mes vivres, Tonino devançait tous mes besoins. Il montait presque tous les matins. Je me disais quelquefois que je devais à Félicie de paraître m’intéresser à elle ; j’étais retenu par une sorte d’irrésolution craintive. Je n’osais pas non plus demander de ses nouvelles à Tonino d’une manière particulière. Il était si expansif qu’il m’eût peut-être dit des choses que je ne voulais ni ne devais tenir de lui ; mais il était écrit que la vérité m’arriverait brutalement, malgré toute la réserve que je mettais à l’aborder.

Jean monta au chalet, et en me secouant les deux mains : — Pourquoi donc, me dit— il, ne revenez-vous pas chez nous ? Vos études ici sont finies, je le vois bien d’après tout ce que vous avez