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— Dites-lui qu’il rêve, répondis-je, et agissons en conséquence jusqu’à nouvel ordre.

Je restai plongé dans des réllexions pénibles. Ma quinzaine de solitude dans les régions sublimes du glacier m’avait ramené à mes goûts sauvages. Les gens inoiïcnsifs qui, comme moi, n’ont pas su vaincre la destinée, c’est-à-dire briser la volonté des autres, ne trouvent de consolation qu’en eux-mêmes, c’est-à-dire dans le sentiment de leur propre douceur. La lutte leur a été terrible comme tout devoir qui n’a pas sa récompense ; ils ont un immense besoin de repos. Moi, qui avais lutté vingt ans et plus, je n’étais calme et maître de ma vie que depuis deux saisons, et au moment où, étendu sur mon lit de bruyères, je n’aspirais qu’à voir la lune briller à travers les fentes du chalet et à respirer les parfums du désert, on venait m’oiïrir de recommencer l’existence sociale, d’y reprendre des liens, de me consacrer encore une fois, moi, victime épuisée et sanglante, à l’œuvre impossible du bonheur d’autrui !

J’espérais encore que Tonino avait plaidé le faux pour savoir le vrai ; mais ma mémoire se réveillait, et toutes les paroles, toutes les réticences, toutes les brusqueries, toutes les prévenances, tous les étranges regards, tous les étranges contrastes de cette étrange fille se présentaient à moi désormais avec leur explication. Le mystère qui avait tourmenté mon examen psychologique se dissipait devant l’évidence, et je me sentais mortellement troublé, car j’étais encore un homme dans la force de l’âge. Je n’avais pas usé mon système nerveux ; aucun excès n’avait appauvri mon sang ; mon cœur blessé avait souffert sans se refroidir ; je n’avais de vieux en moi que l’expérience et le raisonnement. J’étais capable d’aimer, je le sentais bien ; mais je n’aimais pas Félicie et je craignais de la désirer.

Dans l’âge des passions, on ne fait pas de ces distinctions critiques ; quoi qu’on en dise, aimer et désirer est presque toujours la même chose, confuse en nous, mais puissante et invincible, à moins que l’on ne soit de bonne heure un homme très fort ou très subtil. Quand on compte près d’un demi-siècle, il est impossible de ne pas ; distinguer en soi l’entraînement des sens de celui du cœur. J’admirais dans Félicie l’énergie et les vertus réelles d’une nature d’exception ; mais son esprit n’avait pas de charme pour moi. Il était trop tendu, trop étranger à ma propre nature. Il était gros d’orage, et j’en avais tant supporté !

Trois fois durant la nuit je pris mon paquet et mon bâton de voyage pour fuir à travers la montagne. Mon serment me retint, et puis j’étais plus que jamais nécessaire au travail de Jean Morgeron, car le moment approchait où l’essentiel était à faire, et je ne pouvais me soustraire à la responsabilité que j’avais assumée sur