Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/536

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
532
REVUE DES DEUX MONDES.

pourtant pas. C’est plus fort que moi, votre (igure me commande le repentir, et chaque fois que je vous ai rencontré, je me suis dit : Voilà un homme que j’ai méconnu parce que j’étais jaloux de lui. C’est de l’injustice, mais c’est ainsi. Quelque jour je me confesserai à lui, j’y serai forcé par quelque chose de bon et d’honnête qui est en moi, et ça ne m’empêchera peut-être pas de le mal juger encore, car il y a aussi en moi quelque chose de méchant, et cette chose-là, dont je rougis et dont je souffre, c’est l’amour que j’ai eu pour sa femme.

Cet amour-là est passé, ajouta-t-il en voyant que j’attendais pour lui répondre un plus complet développement de sa pensée. Je n’aime plus du tout Félicie, je n’ai pas besoin de vous dire pourquoi, vous le saurez un jour ou l’autre. Vous pouvez donc me répondre franchement que vous me pardonnez d’avoir eu de l’humeur, et que vous n’en avez point contre moi.

— J’ai eu de l’amitié pour vous, lui répondis-je ; j’en avais encore, puisque je vous pardonnais dans mon cœur, sans attendre vos excuses. À présent que vous avez eu le courage de rompre la glace, je vous estime davantage, et suis certain, quoi que vous en disiez, que vous ne reviendrez pas à vos injustices.

— Voyons ! s’écria-t-il, étais-je tout à fait injuste ? N’êtes-vous pas un drôle d’homme d’avoir épousé Mlle Morgeron ? On a dit dans le pays : C’est pour l’argent ! Je l’ai dit aussi, sans le croire ; mais j’ai pensé que c’était par une de ces idées que l’on a à votre âge et peut-être aussi au mien, car je ne suis que d’une dizaine d’années plus jeune que vous.

— Quelle idée ai-je donc pu avoir ? expliquez-moi ça, maître Sixte !

— L’idée de vous dire : Voilà une fille très recherchée par des gens plus riches et plus jeunes que moi, et je veux être aimé d’elle. Je veux, par amour-propre, être préféré à tous les autres, à son cousin par exemple !

— Son cousin ?

— Oui, Tonino Monti, qui avait si longtemps compté être son mari, et qui a fait par dépit un autre mariage, ce qui ne l’empêche pas de regretter toujours la bourgeoise et d’être toujours envieux de votre bonheur. Félicie sait bien ça, elle ! voilà pourquoi elle ne veut pas le voir devant vous.

— Vous vous trompez, Sixte ! Nous voyons assez souvent Tonino, et ce que vous supposez sur le compte de notre cousin est aussi absurde que le sot amour-propre que vous m’attribuez.

— Comme vous voudrez ! Alors vous avez épousé Mlle Morgeron par amour ?

— Et par amitié.