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LE DERNIER AMOUR.

— On est donc encore amoureux à cinquante ans ?

— Certainement oui.

— Et dans dix ans d’ici je serai encore amoureux de votre femme ?

— Vous vous disiez guéri ?

— Je mentais ; c’est-à-dire… il y a des jours où je le suis, et des jours où je ne le suis pas. Cela dépend de choses qui me tourmentent trop, puisqu’elles ne me regardent pas, et qui ne vous tourmentent pas assez, vous qui devriez les empêcher.

— Parlez : quelles sont ces choses ?

— Vous ne vous en doutez pas du tout ?

— Pas du tout.

— Eh bien !… Il s’arrêta, la sueur perlait sur son front, il se débattait contre quelque secrète angoisse. — Monsieur Sylvestre, s’écria-t-il en me saisissant le bras avec force, pourquoi est-ce que vous laissez vivre ce maudit chien d’Italien qui vous trompe ? Êtes-vous un homme, oui ou non ? Les gens comme vous, qui ont reçu de l’éducation et qui ont vécu dans le monde des riches, sont-ils d’une autre nature que nous autres gens de campagne ? Leur est-il commandé d’endurer des insultes et de laisser leurs femmes dans le danger de se faire montrer au doigt ? Tenez, moi, je ne suis rien pour Félicie : elle ne me doit rien, et je ne lui dois rien non plus ; mais si j’arrive à découvrir qu’elle est coupable, je serai guéri de l’amour pour le restant de ma vie. Je mépriserai toutes les femmes et je resterai vieux garçon. Ça me fera un effet de voir Félicie menteuse et lâche, un effet à n’en jamais revenir ! Et vous, vous êtes là bien tranquille, un peu pâle, voilà tout, mais souriant encore et me regardant d’un air de pitié, parce que vous me prenez pour un méchant qui se venge, ou pour un fou qui a des visions. En effet, je le croyais en proie à quelque accès de démence. Il s’en irrita et me défia de venir m’assurer du fait.

— Quel fait ? lui demandai-je.

— Il y a une demi-heure, répondit-il en me montrant un massif de rochers, ils étaient là tous deux, ils se cachaient. Le saviez-vous ?

— Ce que je sais, c’est qu’ils ne se cachaient pas. Votre soupçon est offensant pour ma femme. Je vous défends de dire un mot de plus sur son compte.

— Vous devez dire comme ça ; mais vous allez voir s’ils y sont encore ?

— J’irai tranquillement pour le plaisir de les rencontrer et sans aucune crainte de les surprendre.

— C’est ça ! vous tousserez pour vous annoncer ! Eh bien ! allez, faites comme vous voudrez, soyez trompé ; qu’est-ce que ça me fait