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LE DERNIER AMOUR.

Plaignez encore plus ceux qui savent que certains poisons ne pardonnent pas, et qui, dès la première atteinte, embrassent d’un regard lucide l’horreur de leur situation. Détrompé en un instant, je le fus sans retour et pour toute ma vie.

Aussi je ne vous promènerai pas à travers une série d’illusions ressaisies et d’espérances déçues. Comment je cachai la violence du choc qui me brisait, je l’ignore, je ne m’en suis pas rendu compte, car je ne m’en souviens pas. Je me trouvai le soir devant mon bureau. Félicie et Tonino faisaient de la musique dans la salle au-dessous de moi. Je ne les entendais qu’à de rares échappées comme si une porte se fût ouverte un instant et brusquement refermée entre eux et moi ; mais cette porte n’existait que dans mon cerveau. J’avais pris un livre que je touchais sans le voir. Un instant je m’occupai à me demander des choses puériles. Pourquoi Félicie m’avait-elle fait un mensonge si stupide, quand il lui était si facile de m’en faire un très vraisemblable ? Elle eût pu me dire même jusqu’à un certain point la vérité, a J’avais dans l’idée que Tonino viendrait aujourd’hui, j’ai été au-devant de lui, je l’ai attendu ; puis je me suis rappelé l’heure du dîner et je suis retournée sur mes pas sans me douter qu’il était tout près. Cinq minutes plus tôt, vous m’eussiez rencontrée, et nous fussions revenus tous trois ensemble. » Que lui en eût-il coûté de me dire cela ? — Et s’ils s’étaient donné rendez-vous innocemment, que ne se laissaient-ils surprendre par moi qui depuis mon mariage les avais vingt fois trouvés ou laissés ensemble sans m’en inquiéter ?

Quelle fatalité pousse donc au mensonge, qui est le plus flagrant et le plus éperdu des aveux, les coupables auxquels notre confiance assurait l’impunité ? Cela me parut pitoyable. Je me pris à rire tout seul, d’un rire de mépris, douloureux comme un sanglot, et qui me fit tressaillir et regarder autour de moi, comme si je m’attendais à voir mon double me railler et m’insulter.

Mais j’étais seul, c’est bien moi qui avais ri. On eût pu m’entendre d’en bas, si le violon de Félicie n’eût couvert ma voix. Elle jouait admirablement ce soir-là. Je l’écoutai un instant et je me pris à rire encore, car tout mentait en elle, la musique comme le reste. Elle ne pouvait plus être autre chose que mensonge de la tête aux pieds. J’écrivis sur le bord de la table : Ton nom est mensonge. Je l’effaçai. Toute manifestation me semblait indigne de ma fierté. Je cessai de rire, je cessai de pleurer, car je pleurais aussi par momens sans en avoir conscience. Je sortis de la maison, je regardai briller les étoiles, et, chose étrange, tout à coup je respirai. 11 me sembla que je grandissais jusqu’aux astres, que je les touchais, que je palpitais de leurs flammes, que je tenais le monde et mon cœur dans chacune de mes mains, que j’étais fort comme