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LE DERNIER AMOUR.

vous aviez refusé de faire vos affaires vous-même ! J’ai guetté tous les jours de cette semaine. Ils se sont douté de quelque chose, ils n’ont pas reparu, et c’est ailleurs qu’il faut les chercher. Je chercherai.

— Je vous le défends.

— C’est votre droit, si vous voulez vous venger ; autrement je garde le mien. Comment ferez-vous pour m’empêcher de l’exercer ? Dans votre monde, on se bat en duel, je crois ; nous ne connaissons pas cela, nous autres. Je ne veux vous faire aucune insulte et aucun mal. Si vous m’en faites, je me défendrai comme un homme qu’on attaque, et ce sera au plus fort d’assommer l’autre. Je sais que vous n’êtes pas un freluquet ; mais je suis solide aussi, et aucun homme ne me fait peur. Vous voyez donc bien qu’il faut raisonner avec moi et ne pas essayer de commander ; ce serait ce qu’il y a de plus inutile.

— Raisonnons donc, maître Sixte. Reconnaissez-vous qu’un homme, trompé ou non, ait le droit d’empêcher un étranger de faire justice à sa place ?

— Oui, s’il fait justice lui-même.

— Et qui sera juge de cette justice ? le chef de famille ou l’étranger ?

Sixte hésita, il était intelligent.

— Monsieur Sylvestre, reprit-il, tout le monde est juge de tout le monde. Vous ne pouvez pas empêcher l’opinion…

Il avait raison, j’en convins ; mais il dut convenir aussi que l’opinion peut être égarée, et que le devoir de tout honnête homme est de juger sans passion et sans prévention.

— Je suis un honnête homme, dit-il avec orgueil, mes préventions sont fondées… Si vous vous conduisez en chef de famille ferme et clairvoyant, je me tiendrai tranquille ; mais si vous êtes faible, je penserai que vous êtes un mari complaisant, et vous ne m’empêcherez pas de le dire. Vous avez voulu être le maître de Félicie Morgerou ; ce n’était pas la chose du monde la plus facile, et tout instruit que vous êtes, vous n’avez pas su en faire une honnête femme. Peut-être qu’un ignorant comme moi l’eût mieux gouvernée. J’ai donc le droit de vous critiquer et je vous critiquerai en face, attendez-vous à cela, si vous ne vengez pas votre honneur et mon amour-propre ; car, moi aussi, je suis ridicule d’avoir tant aimé cette femme et de me l’être laissé enlever. Je veux qu’on sache qu’elle est méprisable et que je la méprise…

— Eh bien ! moi, répondis-je, fût-elle méprisable, je ne veux pas qu’elle soit méprisée. Si j’ai une vengeance à exercer, ce ne sera pas celle-là, et je vous empêcherai de l’outrager et de la diffamer.