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cet univers, où tout change et passe sans cesse, un type immuable de perfection en qui subsistent éternellement les notions du juste et du bien, où donc résideront-elles? Dans l’humanité, dit-on, en qui elles sont immanentes, c’est le mot adopté. N’est-ce pas une dérision amère de prétendre que la justice est immanente, c’est-à-dire appartient comme une qualité propre, essentielle, à une espèce qui, depuis qu’elle a paru sur la terre, a vécu toujours souillée de sang et de rapine, au milieu de tous les désordres, de toutes les iniquités, de tous les crimes, anthropophagie, esclavage, brigandage, massacres en masses, guerres atroces ? Sans doute l’homme s’améliore, et, s’améliorant, il commence à entrevoir ce qui est vrai, juste et bien; mais ce n’est pas dans l’humanité qu’il peut saisir ces notions : il ne les voit qu’en s’élevant par l’esprit dans l’ordre des rapports absolus, des lois divines, immuables. Si l’on nie l’existence de ces lois divines, intelligibles, idéales, ou, ce qui revient au même pour la pratique, si l’on déclare qu’elles nous échappent, alors il faut avouer que le monde et l’homme, les seules choses que nous puissions connaître, changeant sans cesse, le bien et le juste changent également et varient avec le temps, avec le climat, avec la race. « Plaisante justice qu’une rivière borne, vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà! » Dès qu’on doute de Dieu, on doute de la justice, car, ne régnant à coup sûr point ici-bas, elle n’existe plus nulle part d’une façon essentielle, permanente. Que l’homme cesse de croire à la réalité de l’idéal, et la vue de l’iniquité triomphante ne pourra lui inspirer d’autre pensée que celle de Brutus mourant : « vertu, tu n’es qu’un vain mot! » — Vain mot en effet, car tout ce qui arrive, étant nécessaire, est du même coup légitime, et je n’ai qu’à m’incliner avec respect devant la fatalité qui m’écrase. Si Dieu n’est pas, rien n’est fixe, absolu, immuable. Donc point de morale fixe, absolue, immuable. Quand on a parlé de deux morales, la jeunesse s’est indignée. Ce serait bien à tort en ce cas, car il y aurait autant de morales que de jours dans l’année, d’époques dans l’histoire et de degrés de latitude sur la surface du globe.

Avec l’idée de Dieu s’évanouit donc celle du bien et du juste. Avec l’immortalité de l’âme disparaît plus certainement encore tout motif raisonnable d’être vertueux. Admettons qu’en dehors de la notion de Dieu l’homme puisse concevoir le bien, pourquoi l’accomplirait-il ? Il voit ce qui est de son devoir : quelle raison aura-t-il de le faire? On répond : le bonheur de bien agir; mais ne sait-on pas qu’il est des jouissances d’un tout autre ordre, plus grossières, mais plus vives, mieux appréciées par la plupart des hommes, et qui détermineront toujours leurs actions? S’il était vrai