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Sur la pierre qui forme la tête de la croix, et qui est couchée à terre, on lit ces mots :

GUSTAV ADOLPH

KOENIG VON SWEDEN
FIEL HIER
IM KAMPFE
FÜR GEISTES FREYHEIT

ANNO 1632[1].

Iéna, 13 octobre 1817.

Depuis près d’un demi-siècle, l’université d’Iéna a jeté un grand éclat en philosophie. Elle a été le foyer des diverses doctrines qui tour à tour ont fait le plus de bruit, et c’est là, dans cette petite enceinte, que s’est accomplie l’histoire entière de la philosophie allemande. Le savant Eichetœdt, professeur de littérature ancienne, rédacteur de la Gazette littéraire et président de la Société latine d’Iéna, m’a assuré qu’on avait même manqué d’attirer ici et de posséder Kant : la chaire de philosophie étant devenue vacante, on l’offrit à l’illustre philosophe, qui ne l’accepta pas en s’excusant sur son âge, anecdote que je n’ai vue nulle autre part, que personne ne m’a confirmée, et que je suis tenté de rapporter au zèle du vieux philologue pour la gloire de l’université dont il est chargé d’écrire les annales. C’est du moins d’Iéna qu’une voix s’est élevée pour apprendre à l’Allemagne qu’elle avait à Kœnigsberg un homme de génie. Léonard Reinhold, né à Vienne en 1758, étant venu à Iéna vers 1784, et de catholique s’étant fait protestant, on le nomma professeur vers 1787, et pendant sept années il enseigna la philosophie critique avec les plus grands succès, qu’il soutint et accrut par ses fameuses Lettres sur la philosophie de Kant. Ses lucides et ingénieuses leçons conquirent la vieille université au nouveau système. Fichte, qui succéda à Reinhold, ne se contenta pas de maintenir à Iéna la doctrine victorieuse, il la poussa à ses dernières limites. Kant avait déjà fort subjectivé, comme on dit en Allemagne, toutes les connaissances humaines; Fichte alla jusqu’à les déduire directement du moi, et aboutit à cette formule suprême : moi=moi. De là cet idéalisme transcendantal où le non-moi, la nature et Dieu lui-même ne sont plus que des développemens du sujet-moi, lequel, à la place d’objets réels, n’a plus que des idées, c’est-à-dire ses propres créations, en sorte qu’il est ou paraît être à lui-même tout son univers, son unique dieu, l’être unique[2]. Voilà le

  1. C’est-à-dire : Gustave-Adolphe, roi de Suède, est tombé ici, combattant pour la liberté de l’esprit, en l’année 1632.
  2. Sur Fichte, voyez nos Fragmens de philosophie contemporaine, Introduction aux œuvres de M. Maine de Biran, p. 333.