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avez plus voyagé que moi ; avez-vous vu souvent des idées avançant la tête à la portière d’un wagon ?

— Qui s’est jamais avisé, lui dis-je, de mettre les métaphores au pied du mur ?

— Soit ! reprit-il ; mais laissons cela et supposons, je vous prie, une société où tout le monde serait bien logé, bien nourri, bien vêtu, bien chaussé et bien vacciné. Voyez si je fais la partie belle au XIXe siècle ! Je veux supposer encore que tous ces gens bien nourris savent lire, écrire, surtout chiffrer ; ils font des affaires, ils en font beaucoup et d’excellentes ; l’aisance est générale ; plus de terres en friche, plus de trésors enfouis ; l’or circule partout, partout des usines, des fabriques, des banques, des bureaux de télégraphes et des restaurans. Avec cela, nos civilisés sont tous électeurs, et je leur octroie toutes les libertés de 89. Eh bien ! si, épaissis par les affaires, ils ne peuvent goûter les plaisirs nobles et délicats ; si, hors l’ivresse des jeux de bourse et les émotions du scrutin secret, tout les laisse insensibles ; si, vivant chacun pour soi, ils sont devenus incapables de sentimens généreux et d’idées générales, ne conviendrez-vous pas que ces civilisés ne sont ni heureux ni sages, et que leur prétendue civilisation est une barbarie ? De quoi leur sert la liberté d’écrire, s’ils n’ont que des sottises à coucher sur le papier ? De quel profit réel leur est le télégraphe, s’il ne transmet d’un bout du monde à l’autre que les secrets du roi Midas ? Et le bel avantage qu’ils tireront des miracles de la vapeur, s’ils n’usent des chemins de fer que pour faire changer de climat à leur ennui !… Tant vaut l’homme, tant vaut la civilisation. Sommes-nous d’accord sur ce point ?

— J’aurais plus d’une chicane à vous faire, lui dis-je ; mais je veux être accommodant et vous accorde tout ce qu’il vous plaira.

— Oh ! vous faites le généreux ! reprit-il ; je veux l’être plus que vous. Et puisque vous me faites grâce des miracles de la vapeur, à mon tour je renonce à mettre en ligne de compte les petits ridicules et les gros travers du temps présent. Donnant, donnant. Pour vous être agréable, je ne dirai mot ni de la morgue et du faste de nos modernes Jourdains, ni des épaisseurs de notre sottise bourgeoise, ni des tripotages de nos gens de bourse, ni des extravagances de la mode, ni de l’argot, ni des chanteuses de cafés, ni des flonflons en vogue, ni de la petite presse, ni de l’art qui ne sait plus à quel saint se vouer, ni de nos petites fatuités littéraires qui font la roue, ni de nos petits romans et de nos petits vaudevilles et de toute notre littérature emphatique et maniérée, dont le plus beau titre de gloire est d’avoir inventé le mysticisme de la sensation et le phébus de la gaudriole !…