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dépouiller de toutes ses dignités. Plus de fiefs, plus de censives, plus d’héritages nobles. On fit de la terre une roturière. Ce n’était pas assez, on la divisa, on la morcela, on la dépeça, et surtout on la mobilisa ; on abolit les substitutions, le retrait lignager, on favorisa les reventes… Votre grand Mirabeau avait daigné reconnaître qu’on ne peut faire circuler en nature des arpens de terre. Quelques-uns de ses collègues ne désespéraient pas de résoudre cette petite difficulté ; esprits plus avancés, ils auraient voulu qu’on pût transférer la propriété d’un champ de blé comme un billet, par voie d’endossement. Si chaque matin tous les champs avaient changé de maîtres, la honte de dix siècles eut été vengée. Beau problème ! Ils y révèrent jusque sous le couteau de la guillotine.

Et comme toutes les erreurs se tiennent par la main, de même qu’elle mobilisait la terre, la révolution eut à cœur de mobiliser la vie. Plus d’attaches, plus de barrières, plus de classes. Elle voulut que personne ne fût à poste fixe dans ce monde… Allez, que chacun rompe son licou ! Si haut qu’il prenne sa visée, chacun peut arriver à tout… Pierre, crois-moi, que d’autres tiennent, s’il leur plaît, les cornes de ta charrue ! ne sens-tu pas que les mains calleuses de ton père y ont laissé un peu de leur chaleur ? Comme le bonhomme, veux-tu végéter au village ? Du courage, mon ami, du génie et des mains blanches… le monde t’appartient. Maréchal de France, sénateur ou ministre, tu n’as que l’embarras du choix, libre à toi d’être ce qu’il te plaira !… Et Pierre se met en chemin : le voilà jouant des jambes et des coudes jusqu’à ce que de lassitude il roule au fond d’un fossé où il rend l’âme en rêvant à la fumée de sa chaumière… Un médecin me disait que la révolution a multiplié singulièrement les maladies nerveuses. Qui s’en étonnerait ? Nous naissons tous dans un carrefour, sentier à droite, sentier à gauche, des sentiers partout, s’en allant tous à perte de vue. Lequel choisir ? C’est embarrassant. Et malheur à qui se trompe ! Il ne s’en pourra prendre qu’à lui-même. Aujourd’hui chacun répond de soi… Heureux temps que ces âges d’ignorance et de ténèbres où les petits étaient dispensés de se faire leur destinée ! Ils la recevaient toute faite des mains de leurs aïeux, et le temps qu’on ne perdait pas à rêver la vie, on l’employait à en jouir. C’est un être heureux, croyez-moi, que l’homme assis dont l’esprit court, et ce n’est pas à lui, c’est à nous que s’applique le mot du poète : propter vitam vivendi perdere causas !

— À vous entendre, lui dis-je, on nous prendrait pour des nomades. Il semble que nous passions notre vie sur les grands chemins, et que chaque matin repliant notre tente…

— Eh oui ! c’est bien cela… Combien est-il d’hommes aujour-