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d’hui qui meurent où ils sont nés ? Et pensez-y, c’est pour cela que l’architecture est tombée dans une honteuse décadence. La banalité la tue. On se plaint qu’elle ne dise plus rien aux yeux ; qu’aurait-elle à dire ?… Les boulevards de votre moderne Paris !… ma foi ! les admire qui voudra ! Qui en a vu un les a tous vus, et dans chacun d’eux bien habile qui distinguerait une maison d’une autre. Ces grandes casernes me font horreur. Partout les mêmes balcons, les mêmes moulures, les mêmes consoles ; c’est du cartonnage en pierre. Certes ces maisons sans figure sont bien ce qu’elles doivent être. La spéculation les a bâties, et elles sont à louer. Un quidam viendra, s’y installera pour un jour ; puis, trouvant mieux, s’en ira, et d’autres viendront, qui s’en iront aussi… antique amitié de l’homme et de son logis, qu’êtes-vous devenue ?… Je ne sais, mon ami, s’il vous est arrivé comme à moi ; mais lorsque, errant dans les vieux quartiers du Paris que j’aime et qui s’en va, j’apercevais quelque antique façade datant de la renaissance ou de plus loin, il me semblait que cette façade c’était quelqu’un. Eh vraiment oui, c’est quelqu’un. Ces pierres ont un visage et elles parlent. C’est que l’homme qui bâtit cette maison, la bâtit pour lui et pour les siens, et il y mit sa marque, que les siècles n’ont pu effacer.

Non, messieurs, il n’y a plus d’habitudes aujourd’hui, et il n’y a plus de maisons. Dans ce grand va-et-vient que nous prenons pour de la vie — c’est ainsi que des feuilles mortes s’imaginent vivre parce qu’elles tournoient à tous les vents — dans ce grand tourbillon, vous dis-je, qui peut se vanter d’avoir un chez-soi ? Mais ils étaient chez eux ces hommes d’autrefois qui naissaient, qui mouraient où leurs pères étaient nés et morts. Dans ces antiques logis, l’âme des aïeux était partout : on la respirait dans l’air ; les choses mêmes semblaient se souvenir et converser avec le passé… O mon cher gîte à lièvre ! mes tourelles en ruine ! mes plafonds décrépits et mes planchers effondrés ! O portraits de mes aïeux, fauteuil boiteux où ma grand’mère s’est éteinte en souriant, et toi surtout, mon cher tilleul plus de trois fois centenaire !… Comme lui, ma vie s’est enracinée dans le sol un peu dur qu’ont cultivé mes pères ; elle en tire toute sa sève. Que n’a-t-il pas vu ce vieil arbre ? Les oiseaux qui hantent son feuillage tiennent de lui les histoires qu’ils me content. Dans sa jeunesse, un duc de Savoie s’assit à son ombre naissante… Vous souriez, je crois, monsieur Adams ?

— Je ne souris jamais, répliqua le baronnet ; mais calmez-vous jeune homme, on ne veut point faire de mal à votre tilleul.

— Il n’a plus longtemps à vivre, reprit-il. J’ai décidé que nous mourrions le même jour ; je ne me consolerais pas s’il devait un jour donner de l’ombre au quidam qui achètera Lussy.