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— Franchement, dit M. Adams, je ne partage pas votre sentiment sur le prix des souvenirs. Dans une maison, les souvenirs sont très génans ; ils tiennent de la place et on ne sait où se mettre. Je n’ai jamais aimé les vieilleries. Une jolie maison toute neuve, des murs blancs tout neufs, des parquets neufs, bien luisans, and all the comforts of life, voilà ce qui me plaît. Ajoutez qu’un homme sans préjugés doit se sentir partout chez lui ; mais il faut être conséquent. Puisque vous attachez tant de prix aux souvenirs, monsieur, que ne vous mariez-vous pour avoir des enfans qui à leur tour se souviendront de vous en regardant le vieux tilleul ?

— Les hommes de mon espèce sont une race finie, monsieur Adams, et qui doit renoncer à provigner. L’avenir appartient aux murs blancs, aux hommes sans préjugés et à tous les comforts of life.

Je confessai à M. de Lussy que je trouvais quelque apparence de raison dans ses plaintes, et que je passais condamnation sur nos grandes casernes sans figure. — Mais dire, ajoutai-je, que personne n’est plus chez soi…

Il ne me laissa pas achever. — Et remarquez encore ceci, reprit-il. Le chez-soi n’est pas seulement un pignon sur rue, ni quatre murs et un toit. C’est encore une petite communauté dont on est membre et où l’on vit dans un commerce journalier avec ses pairs. L’homme s’aime, c’est la loi de nature ; mais il tient aussi à s’estimer, il a besoin d’ennoblir à ses propres yeux son égoïsme, et pour cela d’élargir son moi, de se créer des intérêts qui, sans être ceux de tous, soient communs à plusieurs, de donner pour ainsi dire un peu de gloire à son bonheur en en faisant une petite chose publique à laquelle il travaille de concert avec ses compagnons de fortune. L’universelle félicité et toutes ces grandes abstractions dont nous faisons mine de nous payer le laissent froid. Comment se passionnerait-il pour des intérêts qu’il comprend à peine ? En revanche, son moi tout nu lui déplaît, comme peu glorieux ; il veut pouvoir s’aimer en compagnie, sans compter que sa faiblesse redoute avec raison la solitude…

Quelles merveilles n’enfanta pas au moyen âge l’esprit d’association ! personne qui ne fît partie d’un groupe, d’une corporation, et chacun de ces groupes était une confrérie qui avait un saint pour patron. Membres d’une même famille créée par l’intérêt et consacrée par la religion, tous ces confrères s’assemblaient, délibéraient, débattaient ensemble leurs affaires ; à l’heure du danger, ils se serraient les uns contre les autres pour faire face à l’ennemi commun ; le péril conjuré, ils célébraient joyeusement leurs fêtes où présidaient leur saint et sa bannière, et chacun était quelque chose