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évanouies, — et la fièvre des grandes actions et des belles folies s’est éteinte, et un morne brouillard d’ennui pèse sur nous comme du plomb !

— Un autre indice plus grave de la mort d’Oberon, fit le baronnet, c’est qu’aujourd’hui les aventuriers aux abois ont beau corner, corner…, personne ne vient.

— Moi, ce qui m’étonne, dis-je à mon tour, c’est cette belle passion que professe M. de Lussy pour les coureurs de grands chemins. Tout à l’heure, s’il m’en souvient, il nous proposait en exemple l’amitié de nos pères pour leurs logis…

— Avez-vous oublié notre définition ? répondit-il. Les habitudes et les aventures, avons-nous dit, voilà, selon les cas, le bonheur… Le reproche que vous m’adressez, je me le faisais moi-même, dans ma jeunesse, et lorsque Gervais de Dol ou Huon de Bordeaux m’avaient enfiévré de leur passion de courir, pour rasseoir mes esprits je rouvrais bien vite mon Orderic Vital et méditais quelqu’une de ces belles histoires de moniage qui abondent dans sa chronique. Alors, oubliant mes héros vagabonds, j’admirais ces vieux barons, imitateurs de Guillaume-au-court-nez, qui, las du monde, fatigués de plaisirs et rongés d’une secrète inquiétude, s’en allaient déposer leur épée sur un autel et ensevelir leur gloire sous le froc ; cela ne réussissait pas à tous. On en vit qui, après quelques jours de clôture, s’enfuyaient pour retourner au siècle ; d’autres gardaient un cœur de chevalier sous leur robe de bure, et leur fierté, mal étouffée, épouvantait tout un couvent par ses brusques échappées. Mais Roger de Varennes demanda à cirer les souliers de ses frères, et Raoul Male-Couronne supplia Dieu que, pour mortifier sa chair, il lui envoyât la lèpre. Un autre type plus humain est ce chevalier très résigné au moniage, mais qui, se sentant par accès certaines inquiétudes dans les jambes, obtint de ses supérieurs, à titre de dispense particulière, la liberté de faire de fréquens voyages. Comme il aimait, dit Vital, à connaître les diverses manières de penser des hommes sur tous les sujets, rencontrait-il quelque personnage marquant, il le mettait à contribution et l’obligeait d’écrire une maxime, prose ou vers, sur un calepin qu’il emportait avec lui dans ses tournées… Le goût du mouvement et l’humeur contemplative, la curiosité des âmes fortes qui ne se lassent pas d’interroger la vie, la faiblesse qui a besoin d’une règle, les repentirs et les dégoûts qui cherchent un refuge contre eux-mêmes. L’héroïsme des grandes actions et celui des grands sacrifices, le moyen âge avait prévu tous les besoins de l’âme et accommodé la diversité des destinées à la variété des caractères… Si ce n’est pas là du bonheur, je ne m’y connais pas.