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quand il nous a parlé de la fille d’Ali, roi des Mèdes ? Soyez assuré qu’il est éperdument amoureux de cette belle personne. Jusqu’aujourd’hui les portraits de ses aïeux et l’ombre de son vieux tilleul l’ont retenu dans le devoir ; il a commencé par les habitudes, il finira par les aventures et n’aura point de cesse qu’il n’ait découvert l’entrée du paradis de volupté… Moi, Evelyn Adams, qui n’ai pas coutume de mettre la charrue devant les bœufs, j’entends autrement la vie, et voici ce qu’à trente ans j’écrivis sur l’agenda que voilà : — « Jusqu’à sa quarantième année, M. Evelyn Adams, baronnet divorcé, courra le monde sans s’arrêter, à l’effet de se défaire de toutes les idées fausses qu’il a héritées de ses ancêtres, et notamment de celles que lui ont léguées son vénérable père et son excellente mère ; il compte aussi sur les distractions du voyage pour lui faire oublier la méchante femme qui lui a gâté deux années de sa vie, et dont il n’a pu se débarrasser qu’au prix de deux mille livres sterling. À quarante ans sonnés, il achètera une villa sur les bords du lac de Genève et y coulera des jours heureux dans un tête-à-tête agréable, jusqu’à ce qu’il lui plaise de s’assurer par une petite expérience faite sur sa personne si cette vie est un cul-de-sac, ou s’il y a de l’avancement à espérer pour un honorable gentleman qui se coupe la gorge ; il attendra cette expérience définitive pour se former une opinion raisonnée sur la Providence et sur toutes les questions abstruses. » Onze ans se sont écoulés, et en tout ce qui dépendait de moi j’ai tenu parole. Le malheur est que tout ne dépend pas de moi. J’ai une sœur, monsieur, qui est une personne à peu près aussi raisonnable que votre serviteur ; elle me disait un jour : « Evelyn, vous êtes le premier homme du monde pour faire des plans ; mais il ne suffit pas de savoir la carte, il faut éviter de se noyer pendant la traversée, et on n’a pas encore relevé tous les écueils. »

Et il ajouta : — Regardez-moi bien. Quel air me trouvez-vous ?

— L’air d’un homme bien nourri, bien portant, bien divorcé, lui dis-je, et qui ne mourra pas d’un anévrisme au cœur.

— Etes-vous bien sûr que je n’ai pas les yeux battus, le teint défait ? Un œil exercé ne peut-il lire sur mon visage que je repasse chaque soir mes rasoirs sur la pierre plate ?

— J’en suis désolé, mon cher monsieur Adams, vous avez le teint fleuri, une mine de prospérité. Impossible de vous plaindre.

Il fit un geste de désespoir : — Le plus cruel des malheurs, dit-il, est d’être malheureux sans en avoir l’air. Je souffre mort et passion, et cependant je dors, je mange, je digère… Je me suis dit cent fois : Je souffre trop, je ne veux plus dormir ; mais la nature est la plus forte. Ma santé me fait horreur. Le chagrin m’en-