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lennel, heure d’angoisses ! En l’embrassant, sa mère a pleuré. Devant lui, la route ondule et s’enfuit : l’inconnu est au bout. Il tance la vitesse de son doux palefroi, qui allonge le pas et lui semble dévorer l’espace. Tout à l’heure il a retourné la tête et cherché vainement à l’horizon le toit de ses pères. Il est hors d’haleine, il a le cœur gros. Ne lui reprochez pas ses larmes. Bientôt, franchissant un pont-levis, il fera son entrée dans la maison de son maître, et d’un œil interdit il observera le visage de cet étranger qu’il doit servir durant douze ans, auquel il se doit donner corps et âme pour acquérir un jour le droit de s’appartenir. De quel nom va-t-on l’appeler ? Il est damoisel ou petit seigneur, il est aussi valet ou petit serviteur.. Valet, valeton ! que ce nom ne lui déplaise, les fils des rois s’en accommodaient. Allons, qu’il se dépêche de grandir ! Je veux qu’on dise de lui, comme du valeton Bayard, qu’il sert de boire très bien en ordre et très mignonnement se contient. Et puisse-t-il aussi mériter la louange que donnait au jeune Bandino, neveu d’un pape, un évêque de Lisieux, Arnoul, disant qu’on était content de lui, qu’à la chasse, dans la chambre, dans la grande salle, il servait au doigt et à l’œil, qu’une douce pudeur, qui est la peur du reproche, sur un mot, sur un regard, lui faisait monter le rouge au front !… Valet, longtemps valet, puis écuyer. Et alors, accompagnant son seigneur dans les combats, il apprendra à ses côtés l’ouvrage batailleur…

Mais à la guerre, dans la paix, les vertus que lui enseigna la domesticité, il ne les désapprendra jamais. Quelles vertus ? le nom en est agréable à prononcer. L’attrempance, cette douceur acquise d’une âme qui, par l’habitude d’obéir, s’est rendue maîtresse d’elle-même ; la cointise ou la bonne grâce du faire et du dire ; la féauté, cette fidélité qui va jusqu’à la mort ; la prud’homie, cette sagesse réfléchie, née de l’expérience et des exemples, puis une autre vertu encore… Le nom, la chose, sans le moyen âge, le monde l’eût à jamais ignorée. Dans le manoir où notre valeton apprend la vie, la force règne sous les traits du baron, son maître, de l’homme bardé de fer ; mais une faiblesse est là aussi, qui commande par intervalles, une faiblesse ornée de grâce, une châtelaine à l’œil vair et riant, au clair visage et à la claire façon. D’elle, de son sourire, l’enfant apprend la courtoisie. Honorer et servir ce qui est faible, voilà ce que ces loups-cerviers voulurent nous enseigner. Sage et bienfaisante instruction pour les peuples ! car dans ce monde la vraie force apparaît le plus souvent sous les traits de la faiblesse ; les dieux, comme dit Homère, s’en viennent heurter à notre porte avec un bâton de mendiant, et les grandes idées qui doivent renouveler la face de la terre se plaisent à naître dans une étable et à grandir