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fût arrivé, si elle n’eût été gardée à vue par deux poupées… » Et par-dessus la tranche du livre je regardais les poupées dont les grands yeux d’émail avaient l’air de dire : Nous veillons sur elle ; que personne n’y touche !… Et je me demandais si Dudu et Naïda n’étaient pas deux fées compatissantes qui avaient pris un corps de carton et un visage de porcelaine pour venir au secours de l’innocence en danger.

Dans ce moment, du reste, Georgette ne travaillait point à trier des coupons ni à tailler des béguins. Elle était livrée à une plus grave occupation. Elle tenait d’une main des tablettes en ardoise encadrées dans quatre baguettes de bois blanc, et, s’aidant d’une touche, comme un enfant qui épelle, elle paraissait compter et recompter des syllabes. Elle s’appliquait à ce grand travail avec une infinie contention d’esprit ; ses sourcils se contractaient, elle mordillait ses lèvres, et de temps en temps passait la main sur son front ou froissait entre ses doigts le bout de ses longues tresses brunes, qu’elle avait ramenées devant sa poitrine. Décidément elle ne trouvait pas son compte, car, de guerre lasse, elle finit par poser la touche et les tablettes sur ses genoux, et, détournant la tête, contempla les verveines d’un air découragé.

Je mis de côté toute discrétion, je m’approchai, je pris les tablettes ; mais je ne les pus déchiffrer. Les pattes de mouche qui s’y croisaient en tous sens étaient de vrais hiéroglyphes. Je devinai seulement à la longueur inégale des lignes que ces abracadabras devaient être des vers, et, au dépit de Georgette, que ces vers boitaient tout bas de l’oreille et du pied.

Elle poussa un soupir et me dit : — Toujours trop longs ou trop courts. Je n’y arriverai jamais.

— Prenez garde ! lui dis-je à tout hasard. Cette occupation n’est pas sans danger.

Et lui montrant les poupées : — C’est l’avis de vos fétiches. Il faut les croire en tout et partout.

Elle eut l’air étonné, leva les yeux au plafond, parut rêver ; puis une idée lui vint. Elle prit une des poupées dans ses bras, la secoua doucement comme pour la réveiller et me dit : — Je veux causer avec Dudu ; mais la négresse dort. D’habitude c’est elle qui répond. Voulez-vous répondre à sa place ?

— De grand cœur, dis-je, et je fermai mon livre.

Elle demeura un instant silencieuse, couvant des yeux la tête de porcelaine. Puis d’une voix lente et sourde : Comment t’appelles-tu ?

— Dudu, répondis-je ; c’est un joli nom.

Elle hocha la tête : — La négresse répond mieux, fit-elle. Elle