Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/740

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une persistance redoutable. Il tyrannise, opprime, étouffe ou repousse; il a l’égoïsme inconscient de la toute-puissance.

Il y a dans l’une des plus jolies parties du bois de Boulogne, tout près de la mare d’Auteuil, une agglomération de quelques-uns des plus vieux représentans de l’antique forêt de Rouvray; on l’appelle le « rond des chênes. » Là, entre autres colosses, il en est deux particulièrement remarquables, non qu’ils se vaillent l’un l’autre, mais précisément à cause du contraste de leurs tailles différentes. Ce contraste résume toute une histoire, plus encore, tout un drame, un de ces drames si communs dans toutes les forêts du monde, une de ces luttes silencieuses, mais incessantes, implacables, qui se prolongent pendant des siècles et ne se terminent que par la mort de l’un des combattans. L’un de ces deux chênes, autocrate par excellence, s’étale avec toute l’insolence d’un végétal qui, dès sa naissance, s’est évidemment considère comme le point central de l’univers. — Cette terre est à moi, semble-t-il dire, et tout ce ciel pareillement, à moi le soleil qui réchauffe et la pluie qui rafraîchit et le vent qui, en passant, chuchote dans mes feuilles! — Favori de la destinée et aussi du terrain natal sans doute, il a grossi plus que tout autre; il étend de toutes parts, dans le diamètre d’une vaste circonférence qu’il a conquise et qu’il remplit, ses branches d’une longueur démesurée, qui, dressées ou horizontales, semblent menacer tout obstacle, c’est-à-dire tout ennemi.

L’un de ces ennemis, c’est l’autre chêne. Le malheureux est pourtant né à une distance respectable; mais il était, encore trop près, paraît-il, pour l’intolérant dominateur qui, sans trêve ni repos, s’acharne à l’infortune de son malencontreux voisin. Il lui prend l’air, la lumière, l’espace, l’affame sans aucun doute sous terre comme il l’asphyxie au-dessus, et semble se faire un cruel plaisir de maintenir sans aucune concession la circonférence de sa ramure, lui qui de tous les autres côtés peut s’étendre sans obstacle. Aussi voit-on l’opprimé se renverser, pour ainsi dire, devant l’incessante persécution, diriger à l’arrière toutes ses grosses branches et n’opposer à l’envahisseur dans cette lutte inégale que de courts tronçons qui, privés des alimens nécessaires, languissent, se tordent et se replient sur eux-mêmes, comme s’ils avaient le sentiment de leur irrémédiable impuissance.

C’est à cette redoutable prépondérance sur tout rival moins vigoureux qu’il faut attribuer ce fait, que les très vieux chênes sont presque toujours solitaires; c’est au plus profond des forêts que l’on trouve encore quelques-uns de ces colosses, véritables amoncellemens de générations végétales, et dont la superposition semblerait pouvoir être indéfinie sans les nombreux agens de destruction dont ils sont perpétuellement entourés. Les siècles toutefois