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Mme Clemenceau, adoucissent pour Pierre les âpretés du collège et égaient son adolescence assombrie par les cruautés de ses camarades. C’est une curieuse étude que celle de ce cœur déjà combattu entre deux influences contraires, de cette nature à la fois robuste et malsaine que les secrets d’une maternité irrégulière disposent à interroger tout bas les mystères de la vie, à soulever un monde de pensées inconnues aux enfans nés dans les conditions ordinaires. Toucher à ces points si délicats, à ces fibres saignantes sans faire crier le lecteur, c’est un tour de force, et il a fallu, pour que l’opération réussît, une main bien ferme et bien sûre, un acier bien finement trempé.

Pierre Clemenceau interrompt ses études afin de se livrer à sa vocation d’artiste. Le père d’un de ses camarades, Thomas Ritz, sculpteur à la mode, est frappé de ses dispositions; il lui met l’ébauchoir à la main. Au bout de quelques années, Pierre en sait plus que son maître, qui n’a qu’un joli talent et que ses succès faciles ont peu à peu détourné de l’art véritable. Le contraste de ces deux natures, de ces deux classes d’artistes est très bien observé, et en général tout ce qui dans l’Affaire Clemenceau touche aux questions d’art, aux rapports de la faculté créatrice avec les divers états de l’âme, révèle un sentiment très net et très fin; mais toute médaille a son revers. En attribuant à son héros le génie de la sculpture, M. Dumas se faisait pour ainsi dire sculpteur avec lui : il s’imposait la tentation permanente de rivaliser avec le ciseau, d’exprimer avec la plume ce que la statuaire a le privilège de nous montrer. Or, si ennemi qu’il soit de la convention, il doit pourtant avouer qu’elle a parfois sa raison d’être, ne fût-ce que pour sauver les apparences. La sculpture ne vivant que de figures et de formes, les sujets qu’elle choisit n’existant que par le nu, on lui permet de prendre son bien où elle le trouve, et on la dispense de cacher ce dont elle vit. Seulement, pour que la sensation qu’elle donne soit pure et complète, on lui demande de voiler d’idéal ces beautés dont elle fait tomber les voiles. Une fois ce privilège reconnu et cette précaution prise, tout est dit. Les statues deviennent du domaine public, et peuvent être impunément regardées par les personnes mêmes de qui l’on exige le plus de retenue. Le romancier a moins de licence, et c’est justice, parce qu’il dispose de plus de ressources, parce qu’il possède mille autres moyens de peindre un personnage, de produire un effet, de laisser deviner ce qu’il ne dit pas et de trahir ce qu’il cache. Aussi, dès qu’on le voit empiéter sur le domaine d’un autre art et déshabiller ses figures, on est immédiatement tenté de déclasser son livre. Peu s’en faut qu’on ne le soupçonne d’avoir visé à un genre de succès qui n’a rien de littéraire, et que la très légitime célébrité de M. Dumas est, Dieu merci, en droit de dédaigner. Auteur et lecteurs sont compris ou compromis dans la même équivoque. Telle femme, par exemple, que l’on n’est nullement scandalisé de rencontrer au Salon, son livret à la main, devant une Léda, une Baigneuse ou un Adonis, ne