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réalité qu’il devient impossible de les séparer. C’est donc là que doit se concentrer le débat.

Il serait assez curieux de rechercher par quelles gradations successives la réalité et le roman, placés d’abord aux deux extrémités contraires, ont été peu à peu poussés l’un vers l’autre ou l’un dans l’autre par les courans de l’esprit et des mœurs modernes. Ne remontons pas trop haut, et surtout gardons-nous d’évoquer l’ombre éplorée de la princesse de Clèves ou la casuistique galante de Mlle de Scudéry. Il y a trente ans, les romanciers à la mode, Soulié et Balzac par exemple, répondaient à la critique qui leur reprochait la violence de leurs inventions : « Que serait-ce si vous connaissiez les réalités de ce monde, dont vous ne voulez voir que les beaux côtés et les surfaces? Ces réalités dépassent nos imaginations les plus hardies. » — Ils avaient raison, et les mécontens n’avaient pas tort. Sans doute la société des heureux et des honnêtes gens était souvent avertie et effrayée, dès cette époque, par quelque grand crime, quelque cause célèbre, quelque symptôme de perversité qui, retenu un moment dans l’ombre, éclatait tout à coup en pleine lumière. Sans doute le roman était dans son droit en puisant dans ce répertoire d’infamies connues ou cachées qui lui servaient de pièces justificatives. On pouvait lui répliquer pourtant qu’il se hâtait un peu trop de pactiser avec son ennemie, que c’était justement pour nous consoler des laideurs de la réalité, pour défendre l’idéal contre nos vulgarités et nos petitesses, qu’il avait été accueilli, adopté, légitimé; que, s’il manquait à cette première condition de son origine et de son existence, il perdrait son charme el son influence sur les imaginations délicates. D’ailleurs, dans ces alliances entre la réalité et le roman, les positions respectives étaient encore maintenues; l’alliée n’était pas encore souveraine. Celui de tous les romanciers d’alors qui a laissé la trace la plus profonde chez la génération suivante, Balzac, usait et abusait de la réalité, mais pour la repétrir, pour lui faire subir de telles métamorphoses, que bientôt l’on passait avec lui d’un extrême à l’autre, et que le réaliste devenait visionnaire. Que de fois n’a-t-on pas dit que les grandes dames dont il nous a donné de prestigieuses peintures n’étaient que des courtisanes titrées! Oui; mais si elles avaient des instincts ou des curiosités de courtisanes, elles restaient patriciennes, et ce qu’il y avait de piquant ou d’attrayant dans ces singulières figures de la duchesse de Langeais, de la vicomtesse de Beauséant, de la marquise d’Espard, c’était le contraste de leurs faiblesses, de leurs perfidies, de leurs fautes, avec l’idéal aristocratique dont elles demeuraient entourées. L’auteur empruntait quelque chose à la réalité, et avec ces emprunts il bâtissait à ses frais des palais de fantaisie; il habillait à sa guise et parait de ses couleurs des personnages romanesques.

Nous avons fait du chemin depuis ce temps-là. Aujourd’hui le roman et la cause célèbre, à force de se rapprocher, ont fini par se confondre;