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jugale. La première, jusqu’à la chute de l’épouse, avait été belle et pure. La seconde, leurre odieux pour moi, avait été pour elle un avilissement suivi d’expiation. La troisième, celle de la réhabilitation, commençait pour elle ; qu’allait être pour moi cette entreprise terrible ? Je ne m’étais pas encore demandé si j’aimais toujours ma femme, et à quel point je souiïrais de sa trahison. Je n’avais pas voulu m’occuper de moi-même, sentant bien que, le jour où je me laisserais aller à la douleur, je n’aurais plus la force nécessaire pour accomplir mon devoir. Sans doute il est des âmes assez fortes pour porter à la fois le sentiment du devoir et celui de la douleur ; moi, je n’étais pas un stoïque proprement dit, ne l’oubliez pas. J’étais, j’ai toujours été tendre. Quand j’ai du courage, et j’en ai quelquefois, c’est à la condition de m’abstraire de ma personnalité, de me considérer comme une machine obéissante, agissant sous l’empire d’une volonté supérieure à moi. C’est ma manière d’être religieux, chacun a la sienne, résultant des ressources que lui offre son organisation.

Je peux donc m’anéantir en quelque sorte jusqu’à un certain point, me rayer de mes propres comptes, ou du moins me compter pour un zéro n’ayant de valeur que par rapport aux chiffres qui doivent régler la conduite et la destinée. Je peux, à un moment donné, quand je plie sous une vive souffrance, sous une extrême fatigue ou sous un suprême chagrin, prononcer sur moi cet arrêt temporaire, il est vrai, mais énergique et utile : jjeu importe ! C’est comme une suspension de sensibilité que je peux m’imposer à moi-même dans les très grandes crises, non dans les petites. Il y a de cela chez tous les hommes. On sait moins réagir contre une contrariété que contre un désastre. Ceux qui se sont un peu observés en se sentant vivre savent que leurs faiblesses trouveront l’occasion d’être rachetées par quelque inspiration de grandeur, et il leur serait difficile de croire qu’un principe divin de force, de sagesse et de bonté ne plane pas au-dessus d’eux pour rendre leur tâche possible, leur bon vouloir profitable.

J’avais donc traversé et supporté l’épreuve horrible des premiers jours sans égarement et sans faute. Pendant près de deux mois, tout entier à l’action, je m’étais interdit et préservé de trop souffrir. Je ne m’étais pas écrié une seule fois en levant les bras contre le ciel : Suis-je assez malheureux !

Le moment de la réaction où l’esprit se détend, où il faut bien le laisser se détendre sous peine de le voir se briser, approchait inévitablement. Félicie provoqua elle-même la crise amère.

Sa santé se rétablissait à vue d’œil. Il semblait que ma fermeté tranquille l’eût délivrée du démon qui l’avait possédée ; elle ne