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de ces hommes gras dont le contentement t’exaspère?... Distinguons, distinguons. Nombre d’entre eux ont des raisons d’être contens qui ne sont pas de mon goût et qui n’ont rien de commun avec les miennes; mais il n’y a pas de honte, ce me semble, à dire du bien de M. le prieur quand on ne lui demande rien. Je ne couche en joue aucune prébende. Etes-vous bien sûrs, vous les mécontens, d’être tous aussi désintéressés que moi, et que des ambitions trompées n’aigrissent pas vos chagrins?

Je cherche à comprendre parce que j’ai besoin de comprendre. C’est ma seule ambition. Et si décidément je ne comprenais pas, si le mot de l’imbroglio m’échappait, si je devais confesser comme vous autres que notre pauvre globe détraqué est le Charenton de l’univers, oh! sur ma foi, je m’attacherais une pierre au cou et j’irais tout de ce pas me noyer dans les profondeurs de mon beau lac. Moque-toi de moi, l’amour de la raison est devenu la plus sérieuse de mes passions, et s’il m’était démontré que la raison est absente de ce monde, j’en voudrais déloger sur l’heure.

Un homme qui a de l’oreille et le goût de la musique, et qui serait condamné à faire à perpétuité sa partie dans un charivari... quel supplice ! Mais que parlez-vous de charivari? Vous vous trompez; c’est une symphonie qu’on exécute ici. En dépit des méchantes fioritures, des fâcheuses dissonances et des fausses entrées, la mélodie est fort reconnaissable et sent son maître. Musique mâle, grave, un peu compliquée, d’une exécution difficile. Heureusement l’orchestre est infatigable. Je vois les cahiers ouverts sur les pupitres, je vois les violons et les clairons, je vois le chef d’orchestre debout, sa partition devant lui, et coupant l’air de son archet. Je ne suis qu’un misérable croque-note, mais je veux emboucher bravement mon flageolet et je soufflerai dedans jusqu’à perte d’haleine.

O Montesquieu, notre maître et notre consolateur!... Platon louait le ciel de ce qu’il était né du temps de Socrate; moi je le remercie de ce qu’il m’a fait naître cent quarante ans après Montesquieu, et dans un temps qui, grâce à ses leçons, aspire à comprendre tout, même l’erreur, même le mal. L’Esprit des Lois est sous ma main; à la première page, je lis ces lignes : « J’ai d’abord examiné les hommes, et j’ai cru que dans cette infinie diversité de lois et de mœurs ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies. » C’est le commencement et le principe de la sagesse. Expliquer tout par des fantaisies ou croire à autre chose, cela fait deux classes d’esprits.

Durant des siècles, le vulgaire crut que la nature elle-même était gouvernée par la fantaisie. Rien de fixe, pas de lois ; on rap-