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mais pour tous les hommes, méprisant les objections du bon sens, jugeant tout possible, ivres d’avenir et aspirant à recommencer l’histoire, le fer en main ils imposaient leurs espérances aux hommages de toute la terre... O chevalerie! te raille qui voudra. Tu fus pour les nations la fontaine de Jouvence. Nous nous plaignons de notre vieillesse. Après quatorze siècles d’existence, la France, antique serpent qui a changé dix fois de peau, est plus jeune que ne l’était Athènes cent ans après Marathon et Rome au temps de ses Scipions.

Enfin, sous le régime de la cité, l’obéissance étant la vertu suprême parce qu’elle conserve les états, la conscience ne se piquait pas d’être plus délicate, plus scrupuleuse, plus généreuse que la loi; la discipline des mœurs s’opposait également aux déréglemens du vice et aux scrupules exaltés de l’honneur; les philosophes seuls cherchaient l’extraordinaire dans la morale, les honnêtes gens prenaient pour règle ce qu’avait ordonné la république, l’exemple des ancêtres et les maximes du sens commun, qui est l’esprit des choses et n’a pas la prétention de leur faire des leçons. Le romanesque fut profondément étranger à l’antiquité classique, et c’est le moyen âge qui se chargea de mettre de l’imagination dans la vertu. Le goût de l’étrange et des actions qui étonnent la nature, l’estime pour les œuvres surérogatoires, la préférence donnée à ces devoirs sur lesquels la loi se tait et que la conscience seule impose, les subtilités du point d’honneur, les raffinemens de la générosité, la courtoisie envers les petits, les faibles, les vaincus, voilà ce que la chevalerie prisait sur toutes choses, et son influence a donné aux mœurs modernes certaines délicatesses que l’antiquité ignora, et qui sont la fleur de notre civilisation. Souvent les anciens nous semblent par trop naturels; la façon dont ils traitaient leurs ennemis, les invectives bien méritées, mais grossières et sanglantes dont Démosthènes chargeait Eschine, dont Cicéron accablait Antoine, révoltent l’homme moderne; il s’étonne également que l’injure ait été proférée et qu’elle ait été dévorée. C’est qu’il a appris du moyen âge à s’occuper moins de ce qu’il doit aux autres que de ce qu’il se doit à lui-même.

À ces délicatesses, à ces pudeurs de l’âme que nous avons héritées de la société féodale, je veux joindre certaines maladies subtiles de l’esprit et du cœur qu’elle nous a inoculées et dont je n’ose souhaiter que nous guérissions entièrement. Quand l’homme se fut accoutumé à ne se plus considérer seulement comme membre d’une communauté, comme une des parties d’un grand tout dont il tirait sa vie et son être, il acquit en quelque manière une existence absolue, indépendante de tous les rapports sociaux, et il traita avec