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pour mesurer les doses?... Seulement je me réjouis de vivre dans un siècle où des classes entières ne sont plus condamnées par la loi à la misère et aux abjections de la servitude. Il y aura toujours des criminels, mais la loi ne l’est plus. Purifiée dans un baptême de sang, quoi qu’il arrive, son honneur est sauf, et son honneur est le nôtre.

— A Dieu ne plaise, dit-il, que je demeure en reste de politesse avec vous! Je vous passe, quoi qu’il m’en coûte, votre baptême de sang. Je veux, pour un moment, qu’avec le cours des âges les lois se soient perfectionnées. Qu’importe, si l’homme est resté le même, s’il n’est devenu ni plus sage ni plus heureux?

— Distinguons, je vous prie... Répondez-moi. Quelle différence faites-vous entre un sauvage et un barbare?

— Mais quel rapport...

— Un peu de complaisance, répondez-moi.

— Il se décida à me répondre que les sauvages vivent dans l’état de nature et n’en peuvent sortir, et que les barbares sont des civilisés en espérance.

— Eh bien! lui dis-je, il y a dans l’homme un éternel sauvage qui ne saurait changer et un barbare qui de siècle en siècle s’éclaire et se civilise.

— Et ce sauvage, selon vous...

— C’est la passion. Elle est aujourd’hui ce qu’elle était il y a deux mille ans. Comment changerait-elle avec les lois? Elle n’en reconnaît point. Ce sauvage ne peut rien apprendre ni rien oublier; comme les bêtes des bois, il a ses habitudes, et vous ne lui persuaderez jamais de s’en défaire... Voilà un homme que l’ambition, la cupidité, l’amour, possèdent. Il n’est d’aucun siècle; le désir qui le dévore l’a remis dans l’état de nature. Placez-le en présence de son rival, assurez-lui le secret et donnez-lui un couteau... Ce que la passion faisait il y a vingt siècles, elle le refera aujourd’hui. Ce même homme cependant, faites-le juge d’un cas de morale sociale qui ne le concerne point et où son intérêt ne soit point engagé; demandez-lui par exemple si monsieur un tel a le droit de traiter ses domestiques comme des nègres, ou si tel propriétaire a eu raison de jeter à la rue un honnête ouvrier qui ne pouvait lui payer son terme, ou s’il est juste que le prolétaire vive en bête de somme, à jamais privé de cette culture et de ces joies de l’esprit qui font l’homme. Il n’est plus partie au procès; étant désintéressé, la sagesse moderne parlera par sa bouche; ce que le commun des hommes approuvait autrefois, ce qu’un ou deux sages supérieurs à leur temps s’avisaient seuls de blâmer, lui qui n’est pas un sage le condamnera hautement, et sa réponse vous prouvera que la conscience publique s’est éclairée. Pour décider si le progrès est une