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par là qu’il arrive à déterminer les époques, à montrer les périodes des différentes évolutions. Les deux procédés se tiennent par un lien naturel, le lien qui rattache l’induction à l’expérience, l’histoire à la psychologie. Dans sa critique des systèmes philosophiques, un autre professeur plus illustre n’a pas suivi d’autre marche que M. David Masson dans ses travaux sur les poètes, les romanciers et les philosophes anglais[1]. C’est particulièrement son cours de 1858, à Edimbourg, sur les romanciers de la Grande-Bretagne, British novelists, et celui de 1865, à Londres, sur la philosophie anglaise contemporaine, Recent british philosophy, qui ont donné à M. Masson l’occasion de déployer ce talent vraiment remarquable de généralisateur. Il y a beaucoup mieux réussi dans le premier de ces deux ouvrages : je n’en suis pas surpris; on sent en lui l’excellent professeur et l’homme d’Angleterre qui a peut-être lu le plus de romans.

Le roman anglais moderne commence avec le XVIIIe siècle. Jusque-là, il avait fait de vains efforts pour venir au jour; le souffle puritain était trop contraire à l’éclosion de cette sorte de fleur. Le voyage du Pèlerin, de Bunyan, ou l’histoire de l’âme en quête de son salut, voilà le seul roman que se permît tout bon presbytérien. De leur côté, les libertins de la restauration allaient au théâtre et ne lisaient pas. Libertins et presbytériens formaient comme deux pôles d’une batterie électrique; la révolution fut comme l’explosion qui mêla et recomposa ensemble les fluides contraires. L’atmosphère s’éclaircit pour un assez longtemps; il y eut un public. Le théâtre, immoral et corrompu, ne pouvait servir de terrain commun; le roman prit peu à peu sa place. En même temps il empiétait sur le poème, devenu tous les jours plus rare, et installait la prose dans la fiction, jusque-là réservée à la poésie. Telles furent les conditions sociales et littéraires qui présidèrent à sa naissance.

Dès le principe, le roman anglais se porta d’un côté vers la satire, de l’autre vers la peinture de la vie, comme naguère encore nous l’avons vu se partager entre Thackeray et Dickens. Swift, tory et sceptique, tourna sa plaisanterie cruelle, quelquefois féroce, contre l’humanité et ses institutions religieuses, sociales, politiques. De Foe, whig de l’ancienne roche et républicain, cessa d’écrire des pamphlets et se retira du journalisme, qui était son gagne-pain, pour représenter sous leurs vraies couleurs la population des tavernes et des prisons; au milieu de cette famille de récits équivo-

  1. Cours d’histoire de la philosophie, par M. Cousin: voyez surtout la 4e leçon de la IIe série.