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ques ou obscurs, il y eut un prédestiné qui fit une fortune inouïe. Robinson Crusoé est le roman le plus lu dans le monde entier. Qui pourrait dire combien ce roman a valu de matelots à l’Angleterre ? Swift et de Foe sont du même temps, de deux factions opposées : voilà les seuls rapports qui lient leurs noms entre eux ; mais le roman anglais est fondé, les œuvres parfaites désormais se succèdent, elles se tiennent, et l’une amène l’autre.

Un imprimeur qui ne sort pas de sa famille et de son imprimerie, qui n’a vu que les amies de ses deux femmes successives, aussi expert en minuties féminines que versé dans les délicatesses du sexe, cède aux conseils de cet entourage, pour qui il est un oracle, et publie un roman sur l’utilité de la vertu, Pamela. Un mauvais sujet, n’ayant pas mauvais cœur, le petit-fils d’un comte, deux fois riche et deux fois ruiné, s’irrite de cette peinture de la vie, qui lui paraît fausse, et raconte les aventures de Joseph Andrews, le frère de Pamela Andrews. Chemin faisant, il oublie qu’il fait une contre-partie, et cela lui porte bonheur, car sa parodie devient un excellent roman. L’imprimeur rentre en lice avec un chef-d’œuvre, Clarisse Harlowe ; le mauvais sujet riposte avec un autre chef-d’œuvre, Tom Jones. La balance était exacte entre le roman sérieux et le roman comique, entre la peinture du cœur et celle des mœurs, entre la connaissance de l’homme et celle des hommes. Survient un troisième champion, un jeune docteur écossais, qui avait essayé de tout, même du mariage, pour faire fortune, qui n’y avait pas réussi et qui écrivait pour vivre. Celui-ci donne le premier exemple de gâter le métier de romancier, ce métier tant gâté depuis. Il fait des romans comme il fait des gazettes et des histoires d’Angleterre, pour entretenir son ménage. Il compose Roderick Random à l’âge de vingt-huit ans ; ses devanciers n’avaient pas fait leur premier roman avant quarante, cinquante et soixante ans. Cependant les œuvres du docteur égalaient presque en talent et dépassaient en grossièreté celles du mauvais sujet. L’imprimeur était Richardson, le mauvais sujet Fielding, le docteur Smollett.

Ce triumvirat du roman ne fut pas de longue durée. Fielding mourut comme pour rétablir la balance ; mais la lutte n’était pas égale entre Richardson enrichi, adulé, et Smollett, dont le talent avait des hauts et des bas comme sa fortune. Richardson vécut juste assez pour lire les premiers volumes et voir le succès d’un sixième romancier, Laurence Sterne. Malgré toute la différence qui sépare l’honnête, le vertueux auteur de Clarisse Harlowe et ce mauvais cœur, si original pourtant, qui a écrit Tristram Shandy, Sterne succédait réellement à Richardson pour que la peinture du cœur humain comptât toujours un maître dans la littérature anglaise. Il