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mastor ; mais d’octobre en avril, alors que le vent d’ouest reprend le dessus et déchaîne sur la baie de la Table les tempêtes de l’Atlantique, ils passent de l’autre côté du cap, où, dans la vaste échancrure de False-Bay, le petit havre de Simon’ s-Town leur assure un abri. C’est là que les Anglais, toujours prévoyans, ont placé l’arsenal de leur marine militaire, là que, dans une fraîche maison de campagne, réside l’amiral dont le commandement s’étend sur les mers environnantes. Dès le jour de l’arrivée, notre bonne étoile voulut que nous vissions ce petit pays en habits de fête. On y célébrait je ne sais quel anniversaire national, et il était impossible de ne pas être frappé de la spontanéité de ces manifestations. C’était bien l’expression de ce sentiment que les Anglais appellent loyalty (fort imparfaitement traduit en ce cas par le mot français loyauté), car nulle instruction officielle n’avait été nécessaire pour que chacun se mît en frais d’arcs de triomphe, de pavois, de feux d’artifice, d’illuminations, de torches et de transparens. Il est à noter, à l’honneur de la reine Victoria, qu’il n’est pas une colonie britannique où sa royale famille ne soit ainsi l’objet du plus sincère et du plus respectueux attachement. A neuf heures, la rade s’éclaira comme par enchantement : les batteries de la frégate amirale et des autres bâtimens de guerre se dessinèrent sous de longues lignes de fanaux de couleur; des flammes du Bengale brillèrent au bout des mâts et des vergues, en même temps que d’énormes feux de joie s’allumaient sur les sommets des montagnes voisines. Simon’s-Town looks very grand to night, disait derrière moi un honnête bourgeois qui se rengorgeait au spectacle de ces merveilles. Pensant comme lui qu’il me serait impossible de revoir Simon’s-Town sous un jour plus brillant, dès le lendemain je prenais la route de Cape-Town.

Je ne sais pourquoi je m’étais fait de cette ville une idée à part. Je la croyais toujours l’Amsterdam africaine du siècle dernier. Aussi, chemin faisant, mon imagination me représentait-elle d’avance de tranquilles rues coupées de canaux, ombragées d’une double rangée d’arbres, baptisées Keyzers ou Heerengracht, et devant chaque maison une tonnelle où de flegmatiques bourgeois se reposeraient d’une pipe en en fumant une autre; puis sur le tard je les voyais se diriger avec leurs familles vers le jardin du gouverneur pour y échanger les nouvelles de la journée sous l’épais couvert du Kolfbâan, et le soir je ne désespérais pas d’épier à travers les fenêtres quelque scène d’intérieur à la Metsu, transportée sous le 34° degré de latitude méridionale. Je comptais sans quarante-cinq années de domination anglaise. On avait comblé ces canaux classiques, qui, à vrai dire, n’avaient guère d’autre raison d’être que le souvenir de la patrie absente; Heerengracht s’écrivait Adderley-street,