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la liste des proscriptions qui devaient épurer la convention en la décimant, apparaissait non pas comme un vengeur de la justice et de l’humanité, mais comme un homme qui avait su défendre sa tête. Sans aller aussi loin que le Mémorial de Sainte-Hélène, où il est dit : « C’étaient des gens plus affreux et plus sanguinaires que Robespierre qui le firent périr ; ils ont tout jeté sur lui, » on peut attester avec M. de Barante que « cette clôture du règne de la terreur lui appartenait encore. » Le 10 thermidor, soixante-dix membres de la commune étaient exécutés en masse sans plus de formalités. Le même jour, Barère annonçait à la convention que la force du gouvernement révolutionnaire allait être centuplée par la chute du tyran, et demandait le maintien de toutes les lois draconiennes, même du tribunal où figurait Fouquier-Tinville. Les thermidoriens furent entraînés toutefois dans la voie de la modération par leurs alliés de la plaine et plus encore par l’opinion publique, révoltée de tant de supplices. Un grand nombre de détenus ne furent pas élargis, mais beaucoup d’autres sortirent de prison. Tallien faisait entendre des paroles de clémence, tout en conservant encore le langage révolutionnaire. « Qu’on dénonce les individus élargis mal à propos, disait-il à la tribune le 26 thermidor, et ils seront réincarcérés. Pour moi, je fais ici un aveu sincère : j’aime mieux voir aujourd’hui en liberté vingt aristocrates que l’on reprendra demain que de voir un patriote rester dans les fers. Eh quoi ! la république, avec ses douze cent mille citoyens armés, aurait peur de quelques aristocrates ! Non, elle est trop grande, elle saura partout découvrir et frapper ses ennemis ! »

Terezia Cabarrus sortit de prison le 12 thermidor (30 juillet 1794). Elle y était restée deux mois et huit jours. Ce fut alors qu’elles épousa Tallien et qu’elle ouvrit son célèbre salon. Tallien était à ce moment un des hommes les plus en vue de Paris, et sa femme rêva un instant d’en faire le réparateur des maux causés par la révolution. Ni le mari ni la femme n’étaient à la hauteur d’un tel rôle ; mais ce qui donne à Mme Tallien, malgré ses fautes, un charme sympathique, c’est qu’elle essaya de faire renaître l’urbanité française. Pareille tâche semblait impossible. Jamais il n’y avait eu plus de sujets de divisions, de querelles, de rancunes. Dès qu’on parlait de politique, on criait à en perdre la voix. Les arts étaient proscrits, la richesse n’osait pas se montrer. On commençait cependant à revoir quelques nobles qui n’avaient pas quitté la France, des fournisseurs qui ne craignaient plus les rigueurs du comité de salut public. Les théâtres étaient encore fermés, et les acteurs de la Comédie-Française en prison ; mais il y avait des concerts à Feydeau, et le chanteur Garat s’y faisait applaudir à outrance. On aurait pu croire que la société française, purifiée par le malheur, allait se régénérer ; il n’en fut pas ainsi. Ce qu’on vit se manifester à Paris au sortir de tant d’angoisses et de souffrances, ce fut une soif immodérée de distractions et d’amusemens, une rage de regagner le temps perdu pour le plaisir. Comme si elle ne voulait réfléchir ni sur un passé trop horrible, ni sur un avenir trop incertain, la France cherchait avant tout l’oubli,