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notre originalité, tandis que cette disposition n’existait pas ou a été paralysée par une cause quelconque en Angleterre et en Allemagne ? Ce qui a sauvé le génie national et populaire, la littérature et la langue du joug de l’imitation classique dans ces deux pays, ne serait-il pas une cause identique ou du moins semblable à celle qui a fini par y affranchir à la même époque l’esprit religieux du joug romain ? « Le principe de l’indépendance et de la souveraineté de la raison humaine avait été, au XVIe siècle, l’œuvre d’une révolte contre l’église catholique, dont l’Allemagne subit aujourd’hui la sanglante expiation. » Laissons de côté cette allusion de circonstance, dont M. Pellissier serait peut-être assez embarrassé, à l’heure qu’il est, de soutenir la justesse. Ce libre champ laissé à ce qu’il y a dans l’homme de plus élevé et de plus individuel, la pensée et le sentiment religieux, n’était-il pas singulièrement propre à conserver à l’expression de la pensée, c’est-à-dire à la langue et au génie littéraire, sa spontanéité et son indépendance ? En un mot, je crois qu’entre le tour classique de notre littérature et notre catholicisme il existe une parenté qu’on n’a pas assez aperçue ; mais je ne veux pas m’appesantir sur ce point, pas plus que je ne puis relever ce que les appréciations littéraires ou philosophiques de M. Pellissier me paraissent avoir parfois de hasardé : je me permettrai seulement de signaler en finissant ce que je considère comme une lacune assez grave dans une histoire de la langue française.

Il est une loi commune à toutes les langues, parce qu’elle répond à l’évolution naturelle de l’esprit humain, et dont l’action apparaît de la manière la plus marquée dans la langue française : c’est l’effacement graduel de la partie sensible, c’est-à-dire individuelle, du langage, et la domination croissante de l’élément intellectuel, c’est-à-dire impersonnel. Voila peut-être au point de vue littéraire la plus grande transformation qu’une langue puisse subir, et nulle ne l’a subie au même degré que la langue française. L’émotion qui remplit la langue au début en est éliminée peu à peu, et, le mot tendant de plus en plus à devenir une sorte de notation algébrique, les phrases à n’être que des signes d’idées au lieu de manifester des sentimens, la langue devient plus propre à exprimer la vérité abstraite à mesure qu’elle devient moins propre à la poésie. La perfection de la langue philosophique et l’essor des sciences positives coïncide, vers la fin du XVIIIe siècle, avec la pauvreté de la langue poétique. L’originalité de Rousseau comme écrivain, c’est moins d’avoir donné à la France l’amour du naturel, comme le dit M. Pellissier, que d’avoir retrempé la langue aux sources de l’émotion. Ce qui a été l’origine et ce qui fait, dans une certaine mesure, la légitimité de la réaction romantique contre la langue du XVIIIe siècle, tentative que M. Pellissier traite bien légèrement, c’est la nécessité profondément sentie de rendre à la langue desséchée la puissance et le sentiment.


P. CHALLEMEL-LACOUR.


F. BULOZ.