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de manifester le moindre scrupule de conscience. Non, non, il était trop tard… Elle n’avait pas quinze ans, et il était trop tard !

Mary Loggie déployait pourtant une merveilleuse activité. Sur elle pesaient tous les menus soins du ménage. Elle empruntait, mendiait, volait à l’occasion pour subvenir aux dépenses inévitables. Ce fut grâce à elle qu’une femme expérimentée en ces sortes de choses se chargea de pourvoir aux difficultés de la délivrance. Quinze jours auparavant, il fallut quitter New-Vennel, où on ne voulait plus garder les deux jeunes filles trop fréquemment insolvables ; elles trouvèrent asile chez une mendiante irlandaise, gratuitement installée dans un de ces logis abandonnés dont nous avons parlé plus haut. C’était en somme une personne obligeante, qui se contentait de promesses quand on n’avait rien de mieux à lui donner, et dont l’imperturbable bonne humeur soutenait de temps en temps le moral de Jane. Un jour qu’elle l’entendait se désespérer, et que le mot de « maison de travail » avait même été prononcé : — Allons donc !… n’ayez pas de ces idées-là, lui dit la vieille mendiante, il vaudrait encore mieux voler quelque chose tout exprès pour vous faire mettre en prison. — Cet expédient ne fut point accepté. A la prison, qu’elle connaissait, Jane préféra la lutte. Les jours passaient. L’enfant vint au monde. Jane crut qu’elle allait mourir, et dans ce moment suprême se repentit de la vie qu’elle avait menée. Quant au nouveau-né, à peine y songea-t-elle tout d’abord. « Je ne l’aimai que le lendemain, me disait-elle simplement, mais le lendemain je l’aimai beaucoup. » Il était, comme elle, venu au monde sur un tas de copeaux, dans une chambre où les voisins entraient pêle-mêle. C’étaient pour la plupart des Irlandais, beaucoup de mendians, et dans le nombre quelques voleurs. Tous s’intéressaient à cette mère si jeune et réduite à un si complet dénûment. Les femmes surtout l’entouraient de rudes prévenances, et, prenant sur leur chétif ordinaire, lui apportaient qui un peu de lait, qui un débris de poisson, qui un morceau de pain durci dans le bissac. Pourtant Jane restait faible et ne se remettait point. Au bout de quinze jours, les commères surprises commencèrent à murmurer « qu’elle faisait sa grande dame. » Aucune d’elles, en pareille circonstance, ne demandait un si long délai pour se retrouver sur pied. Jane se consolait de leurs reproches en embrassant le nouveau-né, dont elle commençait à raffoler, n’ayant encore eu jusqu’alors rien à aimer… si ce n’est Ewan. Mary Loggie, aimante aussi à sa manière, mais femme positive et pratique, ne comprenait rien à une pareille adoration. — Ce petit être va vous donner de fiers embarras, disait-elle à son amie… Qu’en ferez-vous quand vous serez remise ?

— Et qu’en font les autres ? demandait Jane.