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les plaisirs, et il avait à cœur de réhabiliter ce nom de Manin, qui n’était devenu le sien que par un de ces liens de patronage comme il s’en formait autrefois à Venise, parce que sa famille, israélite d’origine, l’avait reçu en se faisant catholique sur les fonts baptismaux. Le souvenir des défaillances du vieux doge de 1797 lui était importun, et ce nom aristocratique dont il avait hérité, lui, homme du peuple ou du moins de la bourgeoisie laborieuse, il voulait le relever de sa déchéance.

C’est par ces deux hommes aussi différens d’esprit que de caractère, Tommaseo et Daniel Manin, que l’agitation commençait à Venise. C’est Manin surtout qui se mettait en avant et se jetait dans la mêlée avec tout le feu de son âme et toutes les ressources d’une intelligence déliée. C’est lui qui prenait l’initiative de toutes les revendications légales, comme il avait été le premier à disputer le chemin de fer lombardo-vénitien aux Allemands, à défendre Venise contre Trieste. C’est lui enfin qui, au moment où le député lombard Nazari saisissait la congrégation centrale de Milan d’une demande de réformes, c’est Manin qui, sans être député, contraignait presque d’autorité la congrégation centrale de Venise à recevoir une pétition semblable, et dans toutes ces démarches pressantes, multipliées, il portait la précision, la hardiesse d’un esprit méthodique et résolu. Il ne se bornait pas à de vagues déclamations, il traçait un vrai programme de gouvernement. C’était, je le veux bien, toute une révolution au bout de laquelle était la résurrection plus ou moins lointaine d’une nationalité ; mais cette révolution n’était après tout que le simple retour à la légalité, et c’est ce qui faisait la force de Manin lorsque, s’adressant au gouverneur général des provinces vénitiennes, il lui disait par une sorte de tranquille défi : « Pour que l’ordre matériel ne soit point troublé, il faut accorder beaucoup, accorder vite, et déclarer tout de suite la volonté qu’on a d’accorder… Que votre excellence ne s’étonne pas si ce pays, qui a tranquillement et vainement attendu trente-trois ans, se montre impatient et méfiant aujourd’hui. » C’est là aussi ce qui faisait la popularité grandissante de Manin. En peu de temps, ce petit avocat de la veille était une puissance, si bien que lorsque, dans une impatience d’autorité, on finissait par mettre la main sur lui et sur Tommaseo, ce n’était point certes le gouvernement qui paraissait avoir l’ascendant, c’était cet accusé, ce prisonnier qui intimidait, qui déconcertait les juges par la fermeté de son attitude, leur montrant à chaque pas l’illégalité de tout ce qu’ils faisaient, mettant en guerre l’autorité judiciaire et la police, affectant même de prendre le rôle de défenseur de l’ordre et des lois. Ce patriote, si bien armé de sang-froid et de science juridique, était aussi embarrassant dans