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sa prison qu’en liberté, d’autant plus que son influence ne faisait que s’accroître par l’émotion douloureuse qu’excitait son arrestation. Les sympathies universelles le suivaient sous les plombs et entouraient sa famille. Les personnes les plus notables, le podestat en tête, s’engageaient à fournir caution pour délivrer Manin. Tous les avocats de la ville se réunissaient pour veiller aux affaires de son cabinet. Il n’y a pas jusqu’à un artisan, un tailleur, qui vint offrir tout ce qu’il avait pour suffire aux besoins de la femme et des enfans du prisonnier. Cette captivité d’un homme eut un effet plus curieux encore : il y avait à Venise, parmi les habitans de deux quartiers populaires, mariniers, pêcheurs, gens des plus humbles professions, deux partis, deux factions, les nicolotti et les caslellani, qui se faisaient la guerre par une tradition séculaire ; ils se réconcilièrent avec une sorte de solennité dramatique dans l’église de la Madona-della-Salute, où ils se rendirent tous pour entendre la messe, et où les deux chefs, qui servaient d’acolytes au prêtre, étendant leur main droite vers l’hostie au moment de l’élévation, firent le serment d’oublier leurs querelles pour s’unir contre l’ennemi commun. Le courage d’un homme parlait à ces âmes populaires et les disposait aux inspirations généreuses.

Une fois cette impulsion donnée, entretenue et ravivée par la persécution même, tout marche et se hâte. On était à ces premiers jours de 1848 où de toutes parts, dans une atmosphère d’hiver, se formait un orage que nul assurément ne croyait si prochain. Tout d’un coup l’étincelle s’allume à Paris le 24 février ; elle gagne d’un bond Berlin et Vienne ; à la révolution de Vienne répond l’insurrection de Milan, et Venise elle-même s’ébranle sous la commotion électrique qui met l’Europe en feu. Le mouvement de Vienne est du 13 mars ; le 18, l’insurrection éclate à Milan, et le 22 Venise est libre. Mais cette révolution même, comment s’accomplit-elle à Venise ? Ce n’est pas par la résistance matérielle, par la lutte à main armée qu’elle triomphe, c’est plutôt par une série de manifestations qu’un Allemand appelait « un chef-d’œuvre de sagacité politique. » Manin lui-même, au moment où la multitude va frapper aux portes de sa prison pour le délivrer, que dit-il tout d’abord ? Quelle est son attitude ? « — Habillez-vous promptement et venez, vous êtes libre, lui dit le geôlier entrant effaré dans sa cellule. — Non, répond le prisonnier, je veux sortir par la loi et non par l’émeute ; j’ai été arrêté et retenu illégalement, je veux être légalement délivré ! — C’est par l’ordre du tribunal que vous sortez. — Alors c’est différent, je vous suis. » Et il sort pour être porté en triomphe sur la place Saint-Marc par cette multitude, qui veut qu’il parle, sans qu’il sache seulement ce qui vient de se passer.