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On dirait que cette révolution, commencée légalement, tient à s’achever pacifiquement. Un seul meurtre est commis, et à part cette représaille sanglante exercée par les arsenalotti contre le commandant de l’arsenal, le colonel Marinovitch, aucune violence ne souille cette explosion populaire. L’arsenal même est pris sans combat. De concession en concession, la domination autrichienne s’évanouit. Le gouverneur civil, le comte Palffy, remet tous ses pouvoirs au comte Zichy, gouverneur militaire, qui, hésitant devant la responsabilité d’une effusion de sang, abdique lui-même entre les mains de la municipalité, et tout finit par une capitulation, une vraie capitulation, qui laisse Venise maîtresse de ses destinées par la retraite des soldats allemands. Ce n’est pas tout : à peu d’intervalle, presque simultanément, les provinces de terre ferme éclatent à leur tour, et les généraux autrichiens se replient de toutes parts. Ludolf quitte Trévise et part pour Trieste avec ses troupes, d’Aspre sort précipitamment de Padoue, d’Aspern s’en va de licence. Le mouvement se propage d’un côté jusqu’à Rovigo et la Polesine, de l’autre jusqu’au Frioul, où les forteresses d’Osopo, de Palmanova tombent d’elles-mêmes. La garde civique s’empare du fort de Malghera, tête de pont commandant l’entrée de Venise par le chemin de fer, et la population de Chioggia occupe les forts de San-Felice et de Brondolo, qui commandent l’entrée des lagunes, de telle sorte qu’en quelques jours entre l’Adige et l’Isonzo, sauf Vérone et Mantoue, derniers et dangereux asiles de la puissance autrichienne, toutes les provinces de terre ferme, toutes les places fortes, Venise et l’estuaire tout entier restent libres, — libres de l’occupation étrangère. Les villes envoient leur adhésion à Venise, qui redevient un moment le centre de tout le pays vénitien affranchi, comme Milan est le centre de l’insurrection lombarde.

Alors cette population se livre à l’ivresse de sa victoire. Elle semble se réveiller d’un long sommeil et retrouver une âme ; elle se répand dans sa ville reconquise comme pour en reprendre possession. Les couleurs jaune et noire disparaissent par enchantement. Les vieux emblèmes sortent de l’ombre. Un vieillard, la tête découverte, tire de son sein un vieux lion sculpté et s’écrie : « Ah ! je le savais bien, moi, que Venise ressusciterait un jour ; j’en étais tellement sûr que depuis cinquante ans j’ai toujours porté sur moi ce lion pour le jour où la république renaîtrait. Maintenant je n’ai plus rien à demander à Dieu, et je puis mourir en paix. » Quelques jours, quelques mois auparavant, cette population vivait de la vie muette, inerte, à laquelle elle était condamnée, amollie par le frivole désœuvrement que lui imposait la domination étrangère. En un instant, Venise venait de prouver que cette domination avait pu