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repose sur le brancard même, et par l’ouverture laissée au fond de la capote vous voyez tourner derrière vous les deux larges roues qui vous portent. La volante ne peut pas verser, quand même le cheval s’abattrait sous sa charge pesante ; l’essieu est trop large et le centre de gravité trop bas pour qu’elle chavire de côté. Le timon, d’autre part, est si long, qu’en le posant à terre la voiture est à peine inclinée en avant. Il y a des volantes de louage qui coûtent vingt-cinq sous la course ; mais on en rencontre d’aussi élégantes que les calèches à la Daumont de notre bois de Boulogne, traînées par deux et trois chevaux, guidées par de beaux nègres en livrées rouge et or. Voici maintenant l’officier de police en uniforme mousquetaire Louis XV, avec des paremens blancs galonnés d’or, fièrement campé sur son cheval immobile. Des soldats passent dans la rue en capotes de coutil bleu brodées d’or. Enfin écoutez ce cri étrange, à la fois nasal et harmonieux, qui traverse la rue silencieuse : Naranjas dulces ! C’est le vieux marchand d’oranges nègre qui chemine côte à côte de son baudet à la tête basse, et qui se bouche les oreilles avec ses deux doigts à chaque cri qu’il pousse, comme s’il était ennuyé de la monotonie de sa musique sempiternelle.

Suivons-le dans sa lente promenade, en cherchant le long des murailles une ombre rare à cette heure du jour. Nous descendons la rue Mercaderes, la rue des marchands, toute bordée d’un bout à l’autre des plus belles boutiques de la Havane. Au bout, nous rencontrons la plaza de Armas, un joli square orné de fontaines et décoré de plates-bandes touffues où s’épanouissent les vives couleurs des fleurs tropicales. C’est là que se trouve le palais du gouverneur, ou plutôt (car c’est un gouverneur militaire) du capitaine-général de l’île de Cuba, — vaste édifice carré, entouré d’arcades, assez insignifiant, mais de mine vraiment royale. Tous les fils du gouvernement y sont rassemblés sous la main du maître. En face, un petit enclos s’étend jusqu’à la mer, lieu consacré et entouré de grilles où, suivant la tradition, Christophe Colomb aborda pour la première fois dans l’île. Plus loin, au fond d’un dédale de ruelles, s’élèvent les vieux bâtimens de la douane, qui ont un peu l’air d’une forteresse avec leurs porches sombres et leur cour intérieure aux arcades profondes et surbaissées. Une troupe de grands gaillards nègres, aux formes athlétiques, s’y agite en tumulte au milieu des ballots et des barriques, enlevant ou déposant des fardeaux, et jurant à gorge déployée quand ils se rencontrent ou s’entre-choquent sous la voûte étroite qui sert d’entrée. On me montre dans un coin des arcades la vieille table usée où depuis plusieurs siècles on tire tous les quinze jours les numéros gagnans de la fameuse loterie